« Le caractère averti de l’emprunteur, personne morale, s’apprécie en la personne de son représentant légal. »1
L’espèce :
La chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu le 4 janvier 2023 un arrêt, relatif à la qualité d’emprunteur averti et à l’absence d’obligation de mise en garde par le prêteur au bénéfice de la caution avertie.
Dans les faits, quatre salariés ont constitué le 1er février 2008 une société holding, Alliance et gourmandise, afin d’acquérir l’intégralité des parts sociales d’une autre société, Royale normande. Un prêt a été contracté le 6 février 2008 auprès du CIC Nord-Ouest pour cette acquisition, dont le gérant de la holding s’est porté caution.
La société holding a été mise en redressement puis liquidation judiciaires, la banque a assigné la caution en paiement.
L’arrêt d’appel :
La caution demande à ce que la banque soit condamnée au versement de dommages et intérêts, pour manquement à son obligation de la mettre en garde contre le caractère disproportionné du prêt, en sa qualité de gérant et de caution de la société.
La Cour d’appel de Rouen, le 23 avril 2015, a condamné la caution au paiement au titre de son cautionnement, et a rejeté sa demande de dommages et intérêts. La Cour a retenu la qualité d’emprunteur averti au gérant, puisque celui-ci avait participé au développement de l’entreprise Royale normande, contrôlée par la holding. Les juges retiennent également que le prêt n’était pas disproportionné du fait de la progression du chiffre d’affaires de celle-ci.
Le pourvoi :
La caution forme un pourvoi en cassation, et fait valoir d’une part que le gérant d’une société n’a la qualité d’emprunteur averti que s’il dispose d’une expérience suffisante, soit dans ses fonctions de gérant, soit dans l’activité exercée par la société. La caution soutient que le prêt avait été contracté par la holding, dont il venait d’être nommé gérant après avoir été responsable des ventes de la société Royale normande.
D’autre part, la caution motive son pourvoi en ce que la capacité de remboursement de l’emprunteur doit s’apprécier au regard de sa propre situation comptable, et non à celle de l’entreprise ; et qu’en toute hypothèse, la charge de remboursement annuel du prêt souscrit au nom de la société holding supposait que la société Royale normande génère un résultat net d’au moins 220 000 euros par an, ce qui n’était pas le cas.
Le problème juridique :
La question juridique posée à la Cour de cassation dans cette affaire était de savoir si la société holding avait ou non la qualité d’emprunteur averti, et à défaut, de savoir si la banque était tenue d’un devoir de mise en garde du caractère disproportionné de l’engament de caution envers celle-ci.
La réponse de la Cour de cassation :
La Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par la caution, et rappelle d’une part que le gérant avait une expérience de cinq ans en tant que responsable commercial de l’entreprise Royale normande, et que par la mise en place d’une stratégie commerciale, le chiffre d’affaires avait été doublé ; et d’autre part qu’un montage juridique avait été effectué pour concrétiser le financement de son rachat par l’endettement.
L’arrêt retient que le caractère averti de l’emprunteur, personne morale, s’apprécie en la personne de son représentant légal. Bien que le gérant n’avait pas auparavant exercé cette fonction au sein d’une holding, celui-ci était à même de mesurer, par les compétences acquises lors de sa précédente expérience, le risque d’endettement né du prêt souscrit par la holding dont il est gérant, et dépendant des résultats de l’entreprise cible.
Il résulte de l’arrêt que la société holding avait la qualité d’emprunteur averti, et que la banque n’était donc pas tenue d’un devoir de mise en garde à son égard.
L’engagement de caution disproportionné et la qualité d’emprunteur averti :
Le cautionnement est défini par l’article 2288, alinéa 1er du Code civil, rédaction en vigueur depuis le 1er janvier 2022. Il s’agit du contrat par lequel une caution s’oblige envers le créancier à payer la dette du débiteur en cas de défaillance de celui-ci.
Dans le cas d’espèce, le gérant de la holding s’est porté caution du paiement du prêt souscrit par celle-ci, c’est à dire qu’il s’engage personnellement au remboursement du prêt auprès de l’établissement de crédit, dans l’hypothèse où la holding ne serait pas en mesure d’exécuter son obligation.
Dans le monde des affaires, il est fréquent que le gérant d’une société se porte caution au bénéfice de celle-ci. Cet engagement est réputé risqué, dans la mesure où la caution engage son patrimoine personnel pour payer les dettes de la société.
De cette problématique est ressorti le principe de proportionnalité, évoqué pour la première fois par la loi Neiertz de 1989, initialement applicable à l’égard des procédures de surendettement des consommateurs. Ce principe ne pouvait être retenu pour le cautionnement d’un prêt destiné à financer une activité professionnelle.
À la suite d’un arrêt Cass., com., 17 juin 1997, n°95-14.105, ce principe de proportionnalité a été étendu au cautionnement souscrit par une personne physique au profit d’un établissement de crédit, l’engagement devant être proportionné par rapport à l’actif de la caution. Dans cette affaire, la Cour d’appel puis la Cour de cassation ont retenu la faute de la banque qui a fait souscrire un cautionnement sans aucun rapport avec le patrimoine et les revenus de la caution.
Cet arrêt a été précisé par une décision Cass., com., 8 oct. 2002, n°99-18.619 : la connaissance par la banque d’informations sur le patrimoine de la caution personne physique doit être prouvée par celle-ci pour que sa faute soit qualifiée. Par cette décision, la Cour exclut les cautions intégrées du champ d’application de l’arrêt de 1997, c’est à dire les cautions qui dirigent la société débitrice.
La réforme du droit des sûretés du 15 septembre 2021, entrée en vigueur le 1er janvier 2022 a maintenu cette exigence de proportionnalité. L’article 2300 du Code civil dispose que le cautionnement souscrit par une personne physique au profit d’un créancier professionnel, manifestement disproportionné aux revenus et au patrimoine de la caution lors de sa conclusion, est réduit au montant à hauteur duquel elle pouvait s’engager à cette date.
À côté de ce principe de proportionnalité, il est important de vérifier si l’emprunteur est averti ou profane.
Dans le cadre d’un devoir de mise en garde, le terme profane désigne une personne qui n’est pas en mesure d’apprécier par elle-même la gravité des risques pris par l’emprunt bancaire souscrit. Le caractère profane peut résulter de l’âge ou de la profession de l’emprunteur, ou de la complexité de l’opération en cause.
Par opposition, un emprunteur averti est en mesure, par sa profession ou son degré d’implication dans l’opération, d’apprécier lui-même la gravité et les risques de cette opération.
Cette qualification est majeure, puisque l’application du devoir de mise en garde de l’établissement de crédit en dépendra.
Le devoir de mise en garde de l’établissement de crédit :
Le devoir de mise en garde est une obligation de moyens incombant aux établissements de crédit, tenus de prévenir l’emprunteur du risque d’endettement pouvant découler du prêt au regard de ses capacités financières.2
La jurisprudence a eu l’occasion de nuancer le champ d’application de cette obligation, en fonction de la qualification d’emprunteur averti ou profane. Un arrêt Cass., com., 27 mars 2012, n°10-20.007 a précisé que « La caution avertie est exclue du bénéfice du devoir de mise en garde ». Également, un arrêt Cass., com., 15 novembre 2017, n°16-16.790 a rappelé que « La banque est tenue à un devoir de mise en garde à l’égard d’une caution non avertie lorsque, au jour de son engagement, celui-ci n’est pas adapté aux capacités financières de la caution ou s’il existe un risque de l’endettement né de l’octroi du prêt garanti, lequel résulte de l’inadaptation du prêt aux capacités financières de l’emprunteur ».
L’obligation de mise en garde ne vaut donc pas pour les cautions averties.
En clair :
Par cet arrêt de 2023, la Cour de cassation précise que le caractère averti de l’emprunteur, personne morale, s’apprécie en la personne de son représentant légal. La Cour retient alors le caractère averti de la caution personne physique en sa qualité de dirigeant de la personne morale, et en déduit que la banque n’était pas tenue d’un devoir de mise en garde à son égard. La caution, par son statut de dirigeant et d’ancien salarié, était en mesure d’apprécier le risque d’endettement né de l’octroi du prêt.
Ce type de montages juridiques par lesquels le dirigeant personne physique se porte caution de la personne morale étant fréquent, celles-ci se verront attribuer la qualité de cautions averties, ce qui fait obstacle à l’application du principe de proportionnalité et du devoir de mise en garde. Cette solution se veut protectrice des établissements de crédit, les cautions averties ne pourront plus échapper à leurs engagements.
1 https://www.courdecassation.fr/decision/63b52c978f778c05dfc49d35
Marine Pépin