L’exercice d’une profession libérale en société de capitaux

Depuis la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 relative à l’exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, les professions libérales disposent de possibilités élargies pour exercer leur activité en commun au sein de structures sociétaires. Cette loi vise principalement à doter ces professions d’un cadre juridique adapté leur permettant de faire face à la concurrence (1). Elle se traduit notamment par l’ouverture aux structures des sociétés commerciales, jusque-là réservées à un cercle restreint de professions telles que les experts-comptables ou les architectes. L’accès à ces formes sociales devait permettre l’entrée de capitaux extérieurs à la profession, améliorer la situation fiscale et sociale des dirigeants, faciliter le recours au salariat ainsi que la constitution de réseaux professionnels, et garantir la pérennité des structures grâce aux mécanismes de transmission prévus par le droit des sociétés.

Cette loi a été abrogée par l’ordonnance n° 2023-77 du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées, qui vise à clarifier la rédaction des dispositions législatives applicables aux professions libérales réglementées, afin de rendre la loi plus lisible et compréhensible pour les professionnels concernés. L’objectif est de leur offrir une meilleure visibilité sur les régimes juridiques existants et sur les options dont ils disposent pour exercer leur activité.

Cette ordonnance est structurée en cinq livres. Le Livre Ier pose les définitions essentielles et les principes communs, notamment la notion de profession libérale réglementée et ses trois grandes familles, afin de clarifier le champ d’application du texte. Le Livre II regroupe, à droit quasi-constant, les règles applicables aux sociétés civiles professionnelles (SCP), aux sociétés civiles de moyens (SCM), aux sociétés en participation des professions libérales (SEPPL) et aux sociétés coopératives (SCOOP). Le Livre III réforme en profondeur la présentation des sociétés d’exercice libéral (SEL), en distinguant clairement les dispositions communes de celles spécifiques à chacune des trois familles professionnelles, pour renforcer l’intelligibilité du texte. Le Livre IV est dédié aux sociétés pluri-professionnelles d’exercice (SPE) et regroupe l’ensemble des règles qui leur sont propres, tout en élargissant leur champ aux géomètres-experts et en autorisant la mise en commun de moyens matériels. Enfin, le Livre V modernise le régime des sociétés de participations financières de professions libérales (SPFPL). 

Au sens de l’ordonnance du 8 février 2023, les professions libérales réglementées désignent les personnes qui exercent de façon habituelle, indépendante et sous leur responsabilité, une activité professionnelle reposant sur des qualifications spécifiques et visant à fournir, dans l’intérêt du client, du patient ou du public, des prestations intellectuelles, techniques ou de soins. Ces professions se caractérisent par leur soumission à un encadrement juridique particulier, soit par un statut législatif ou réglementaire, soit par la protection de leur titre professionnel. Elles doivent en outre respecter des principes éthiques ou des règles de déontologie, applicables quel que soit leur mode d’exercice (individuel ou en société), et dont le non-respect peut donner lieu à des sanctions disciplinaires prononcées par une autorité compétente (2).

L’ordonnance de 2023 regroupe les professions libérales réglementées en trois grandes familles (3) :

  • Les professions de santé : cette première famille comprend les professions mentionnées dans la quatrième partie législative du code de la santé publique (médecins, chirurgiens-dentistes, pharmaciens, etc.) ainsi que les biologistes médicaux, quelle que soit leur origine professionnelle. 
  • Les professions juridiques ou judiciaires : leur liste est fixée par décret. Elle inclut les administrateurs et mandataires judiciaires, les avocats, les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, les commissaires de justice, les greffiers des tribunaux de commerce et les notaires (4). 
  • Les professions techniques et du cadre de vie : cette famille regroupe toutes les autres professions libérales réglementées qui ne relèvent ni du secteur de la santé, ni de celui du droit. Elle inclut, par exemple, les architectes, les experts-comptables ou encore les géomètres-experts. 

Selon des auteurs, même si l’ordonnance n’a pas permis de « totalement supprimer l’éparpillement textuel », dans la mesure où l’exercice en société des professions libérales réglementées continue de nécessiter la mobilisation, outre les dispositions de l’ordonnance, du droit commun et du droit spécial des sociétés, ainsi que de décrets propres à chaque profession, parfois codifiés dans des textes aussi variés que le code de la santé publique ou le code rural et de la pêche maritime, le travail de regroupement réalisé par l’ordonnance mérite néanmoins d’être salué. Cet effort de clarification et de centralisation répond à un objectif de lisibilité et d’accessibilité d’autant plus nécessaire que l’exercice en société des professions libérales réglementées s’inscrit dans des enjeux économiques importants (5).

La présente veille portant sur l’exercice en société de capitaux d’une profession libérale, l’analyse portera principalement sur la société d’exercice libéral. Après définition de la SEL (I) et analyse des conditions juridiques encadrant sa constitution (II), l’étude se poursuivra par l’analyse des règles gouvernant son fonctionnement (III).

I – Présentation de la société d’exercice libéral

La SEL est une structure juridique spécifiquement conçue pour permettre aux professions libérales réglementées d’exercer leur activité sous la forme de sociétés de capitaux, tout en respectant les exigences propres à leur statut professionnel. Elle constitue un cadre d’exercice collectif adapté aux enjeux économiques, sociaux et patrimoniaux des professionnels libéraux, tout en maintenant les garanties liées à leur indépendance et à leur responsabilité.

Les SEL se déclinent en plusieurs formes, chacune étant calquée sur un modèle de société commerciale de droit commun :

  • SELARL (société d’exercice libéral à responsabilité limitée), inspirée du régime de la société à responsabilité limitée ;
  • SELAS (société d’exercice libéral par actions simplifiée), fondée sur la structure de la société par actions simplifiée, offrant une grande souplesse de fonctionnement ;
  • SELAFA (société d’exercice libéral à forme anonyme), calquée sur la société anonyme ;
  • SELCA (société d’exercice libéral en commandite par actions), inspirée de la société en commandite par actions, forme plus rare dans la pratique.

II – Constitution d’une société d’exercice libéral

La constitution d’une société d’exercice libéral repose sur une combinaison des règles propres aux sociétés de capitaux et des exigences particulières applicables aux professions libérales réglementées. Cette structure, désormais ouverte à la plupart de ces professions, suppose une adaptation rigoureuse aux spécificités de la profession exercée.

Sous réserve des règles propres à chaque profession, le capital social et les droits de vote de la SEL doivent être détenus majoritairement par des professionnels en exercice dans la société, soit directement, soit par l’intermédiaire d’une SPFPL (6). Sauf exceptions (7), le reste du capital et des droits de vote peut être détenu non seulement par des professionnels en exercice, mais également par d’autres catégories. Peuvent ainsi être associés, sous conditions, des personnes physiques ou morales exerçant la même profession ou une profession libérale réglementée appartenant au même secteur, des anciens associés pendant un délai de dix ans, les ayants droit d’un associé décédé pendant une durée maximale de cinq ans, ou encore une SPFPL (8). 

La SEL peut être constituée par un seul associé lorsqu’elle adopte la forme d’une société à responsabilité limitée (9) ou d’une société par actions simplifiée (10). Dans la SELAFA, deux actionnaires suffisent (11). 

Concernant les apports, les règles varient selon la forme sociale choisie. En l’absence de régime spécifique, ce sont les dispositions du droit commun des sociétés qui s’appliquent. Les apports en numéraire doivent être partiellement libérés à la constitution (12). Les apports en nature sont soumis, le cas échéant, à une évaluation par un commissaire aux apports. En revanche, les apports en industrie sont interdits dans les SELAFA et les SELCA.

Le montant du capital social n’est pas uniformément fixé. Il peut être librement déterminé dans les statuts pour les SELARL (13) et les SELAS (14), tandis qu’un seuil minimum de 37 000 euros s’impose pour les SELAFA et les SELCA (15).  

L’objet social d’une SEL est strictement encadré. Il se limite à l’exercice d’une ou plusieurs professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire, ou dont le titre est protégé. 

La dénomination sociale de la SEL doit respecter les exigences déontologiques de la profession concernée. Elle peut comprendre le nom d’un ou plusieurs associés, actuels ou anciens, et doit mentionner explicitement la forme sociale de la société (16).

Enfin, la constitution d’une SEL requiert un double niveau de formalités. D’une part, la société doit obtenir l’agrément de l’ordre professionnel compétent, voire, pour certaines professions comme les notaires ou les commissaires de justice, celui du garde des Sceaux (17). D’autre part, elle doit être immatriculée au registre du commerce et des sociétés. 

III – Fonctionnement d’une société d’exercice libéral

Le fonctionnement des sociétés d’exercice libéral s’organise autour des règles applicables à la forme sociale adoptée, tout en intégrant des aménagements propres à la nature libérale de l’activité exercée. La SEL, bien qu’inscrite dans le droit commun des sociétés commerciales, reste soumise à des exigences spécifiques destinées à garantir le respect de la déontologie professionnelle, la qualité des dirigeants et le contrôle par les instances ordinales.

La direction de la SEL dépend directement de sa forme. Une SELARL ou une SELCA sera administrée par un ou plusieurs gérants, une SELAS par un président, avec une grande liberté statutaire dans la définition des organes de direction, tandis qu’une SELAFA obéira à l’un des deux régimes classiques de la société anonyme, à savoir celui du conseil d’administration ou du directoire et du conseil de surveillance. Quelle que soit la configuration retenue, les principaux dirigeants doivent être, pour la plupart, des professionnels associés exerçant effectivement au sein de la société (18). Cette exigence vise à assurer une gouvernance professionnelle fondée sur la compétence et l’implication effective dans l’activité. Par ailleurs, les restrictions de droit commun relatives au cumul entre un contrat de travail et un mandat social au sein des organes de direction ne trouvent pas à s’appliquer dans les SEL (19).

Les associés de la SEL jouissent des droits propres à la forme sociale choisie, sous réserve d’adaptations statutaires, notamment pour les SELAS. Ils peuvent financer la société via des comptes courants, avec une certaine liberté selon la profession concernée. Leur responsabilité financière est limitée à leurs apports, à l’exception des commandités dans les SELCA, qui restent responsables indéfiniment et solidairement. En revanche, sur le plan professionnel, chaque associé répond personnellement des actes qu’il accomplit dans le cadre de son activité, la société étant tenue solidairement avec lui (20). Les sanctions disciplinaires qui frappent un associé peuvent avoir des répercussions sur ses droits au sein de la société, voire entraîner sa perte de qualité d’associé dans les conditions prévues par les textes applicables à la profession (21).

Les décisions collectives des associés relèvent, en principe, des règles du code de commerce propres à chaque type de société. Ainsi, dans les SELAS, une large marge de manœuvre est laissée aux statuts, tandis que les SELAFA restent soumises à un formalisme plus contraignant. Il existe néanmoins une règle dérogatoire commune à toutes les SEL : lorsque les conventions réglementées concernent les conditions d’exercice de la profession, seuls les professionnels en exercice dans la société peuvent participer au vote (22).

S’agissant des opérations sociétaires, les règles applicables dépendent en grande partie du droit commun, notamment pour les fusions et scissions. Toutefois, les mouvements sur les droits sociaux font l’objet d’un encadrement particulier. L’agrément de nouveaux associés est soumis à une majorité renforcée, variable selon la forme de la société. Dans les SELARL, la majorité des trois-quarts des parts sociales détenues par des associés exerçants est requise (23), tandis que dans les SELAFA (24) et les SELAS (25), il faut réunir les deux tiers des voix des professionnels en exercice ou des membres des organes collégiaux. Ce régime strict est toutefois écarté dans les SEL relevant du secteur juridique.

L’exclusion d’un associé est envisageable dans les SELAS selon les règles générales du code de commerce (26). Toutefois, lorsqu’elle est envisagée, elle doit respecter les mêmes majorités que celles requises pour les cessions à un tiers (27). Certains décrets permettent également d’intégrer une procédure d’exclusion dans les statuts, avec les garanties nécessaires sur les plans moral, procédural et patrimonial. Tel est le cas, par exemple, pour les SEL de pharmaciens d’officine (28). En revanche, le retrait d’un associé n’est pas prévu par les textes relatifs aux SEL. La jurisprudence récente a d’ailleurs clairement exclu cette possibilité, y compris lorsque les statuts l’avaient anticipée (29).

La dissolution de la SEL obéit aux causes classiques du droit des sociétés. Elle peut aussi résulter de situations propres à l’activité libérale, telles que la radiation de l’ensemble des associés. Dans tous les cas, la dissolution donne lieu à une liquidation soumise au droit commun, sous le contrôle renforcé de l’ordre professionnel compétent, notamment pour certaines professions réglementées.

Kévin CHABE – étudiant en Master 2 Droit des affaires et fiscalité

Notes de bas de pages

1. V. Ass. nat., projet de loi n° 1211, exposé des motifs ; MARCHAND, Rap. Ass. nat. n° 1424

2. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 1er

3.  Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 2

4. D. n° 2023-1165 du 9 novembre 2023, art. 1er

5. J.-C. Pagnucco, Professions libérales réglementées – L’ordonnance du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées, Actes prat. ing. sociétaire 2024, 5

6. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 46

7. Par exemple, est interdite la détention, directe ou indirecte, de parts ou d’actions représentant tout ou partie du capital social d’une SEL de pharmaciens d’officine par une personne physique ou morale exerçant une profession libérale de santé autre que celle de pharmacien d’officine (CSP, art. R. 5125-19).

8. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 47

9. Code de commerce., art. L. 223-1

10. C. com., art. L. 227-1

11. C. com., art. L. 225-1

12. Dans les SELARL, les apports en numéraire doivent être libérés d’au moins un cinquième de leur montant à la constitution (c. com., art. L. 223-7). 

Dans les SELAFA et les SELAS, les apports en numéraire doivent être libéré de la moitié de leur montant à la constitution (c. com., art. L. 225-3).

13. C. com., art. L. 223-2

14. C. com., art. L. 227-1

15. C. com., art. L. 224-2

16. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 41

17. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 42

18. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 58 pour SELARL, art. 59 pour la SELAFA, art. 61 pour les SELAS, art. 62 pour les SELCA

19. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 60

20. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 43

21. Par exemple, dans une SEL de pharmaciens d’officine, en cas d’interdiction définitive ou temporaire de plus d’un an, l’associé perd sa qualité et ses droits, avec remboursement de ses parts dans les conditions de l’article 1843-4 du code civil. S’il est interdit moins d’un an, il reste associé mais sans rémunération. Un administrateur provisoire peut être désigné pour assurer la gestion (code de la santé publique, art. R. 5125-24). 

22. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 56

23. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 75 et 91

24. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 76 et 92

25. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 77 et 93

26. C. com., art. L. 227-16

27. Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 77 et 93

28. CSP, art. R. 5125-21

29. Cass. 1re civ., 12 déc. 2018, n° 17-12.467  : BJS févr. 2019, p. 26, note A. Reygrobellet

Pour aller plus loin

  • M.-H. Monsèrié-Bon, Professions libérales (structures sociétaires), JurisClasseur Sociétés Traité
  • B. Dondero, Ordonnance relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées, Revue des sociétés 2023 p.271

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