L’opposabilité des clauses limitatives de responsabilité au tiers qui exerce une action délictuelle fondée sur un manquement contractuel

Le contentieux de la responsabilité civile se situe à la frontière, parfois poreuse, entre contrat et délit. 

Par un arrêt du 3 juillet 2024 (n° 21-14.947), la Cour de cassation a admis l’opposabilité des clauses limitatives de responsabilité à un tiers qui fonde son action délictuelle sur un manquement contractuel. 

1. La consécration de la responsabilité délictuelle du fait d’un manquement contractuel

Depuis le fameux arrêt Boot shop (Cass., ass. plén., 6 octobre 2006, n° 05-13.255), le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage

Cette jurisprudence, confirmée par l’arrêt Bois Rouge (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963), a suscité des critiques doctrinales comme portant atteinte au principe d’effet relatif des contrats et instaurant un régime excessivement favorable à la victime du manquement contractuel [1]. 

En effet, en cas de préjudice résultant de l’inexécution du contrat, dont la victime ne faisait pas partie, il lui suffisait de démontrer l’existence d’un dommage, d’un lien de causalité et du manquement contractuel, sans avoir à prouver une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte, ni être tenue par les limitations contractuelles de responsabilité.

Cette problématique a été identifiée par les auteurs du projet de réforme de la responsabilité civile présenté le 13 mars 2017, par Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux [2] :

« Article 1234 (projet) : 

Lorsque l’inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs visés à la section II du chapitre II. 

Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. Toute clause qui limite la responsabilité contractuelle d’un contractant à l’égard des tiers est réputée non écrite ».

Déposée au Sénat le 29 juillet 2020, une proposition de loi visant à réformer la responsabilité civile reprenait la rédaction du projet [3]. Elle n’a toutefois pas abouti et est devenue caduque. 

2. L’opposabilité des conditions et limitations contractuelles

L’écho des critiques doctrinales semble avoir été récemment entendu par les juges de la chambre commerciale de la Cour de cassation, qui ont rendu, le 3 juillet 2024, un arrêt notable, dont l’importance aurait pu justifier une formation solennelle. 

Le litige tranché par cet arrêt trouve son origine dans un contrat conclu en 2014, par lequel une société spécialisée dans la fabrication de machines d’emballage a confié à un prestataire de services la manutention et le déchargement des équipements à l’occasion d’un salon professionnel. Lors du déchargement, le prestataire a endommagé une des machines. La société mère du client a été indemnisée par son assureur, lequel, subrogé dans les droits de l’assurée, a exercé un recours à l’encontre du prestataire sur le fondement de la responsabilité contractuelle et a obtenu gain de cause en première instance.

Devant la cour d’appel, les parties ont été invitées, en cours de délibéré, à formuler leurs observations sur une éventuelle requalification de l’action sur le terrain délictuel. Cette démarche reposait sur un constat : le contrat de transport avait été conclu non pas avec la société mère, mais avec sa filiale. Dès lors, ni la société mère ni son assureur subrogé ne pouvaient utilement agir sur le fondement contractuel, en l’absence de lien contractuel direct avec le prestataire. Par un arrêt du 21 janvier 2021, la cour d’appel de Paris a condamné ce dernier sur le fondement de responsabilité délictuelle, tout en écartant les clauses limitatives de responsabilité stipulées par le contrat, les jugeant inopposables à la victime, tiers au contrat.

Le prestataire s’est pourvu en cassation, soulevant deux moyens. 

Le premier, de nature procédurale, critiquait l’absence de réouverture des débats à la suite de la modification du fondement juridique de l’action. La Cour de cassation a rejeté ce moyen, considérant que le respect du contradictoire avait été assuré par l’invitation faite aux parties de présenter leurs observations. 

Le second moyen portait sur l’opposabilité des clauses limitatives de responsabilité stipulées dans le contrat de transport, dans le cadre de l’action en responsabilité exercée par le tiers. C’est sur ce point que la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel, modifiant ainsi considérablement sa jurisprudence :

« Pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ».

L’arrêt est rendu au visa des articles 1134 et 1165 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016 (qui portaient respectivement sur la force obligatoire et l’effet relatif des contrats), ainsi que de l’article 1382, devenu 1240, du même code.

La doctrine a accueilli favorablement cette solution, en ce qu’elle améliore la prévisibilité de la responsabilité du débiteur et instaure un équilibre entre le droit de la victime à la réparation du préjudice et l’exigence d’apporter la preuve qui lui incombe. Pour autant, elle n’a pas hésité à s’interroger sur le respect du principe de réparation intégrale du préjudice [4]. 

En tout état de cause, plusieurs décisions de justice ont d’ores et déjà repris le raisonnement de l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 3 juillet 2024 (n° 21-14.947), afin de restreindre la responsabilité de l’auteur du dommage à l’égard des tiers [5]. 

Pour garantir la sécurité juridique et prévenir les incertitudes liées aux fluctuations jurisprudentielles, une intervention du législateur serait souhaitable. La proposition de loi visant à réformer le régime de la responsabilité civile et à améliorer l’indemnisation des victimes, enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 septembre 2025 [6], aurait pu offrir une occasion propice à une telle clarification, si le législateur en avait estimé l’opportunité.

Elena BYKOVA – étudiante en Master 2 Droit des affaires et fiscalité

SOURCES :

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