(Sauf indication contraire, tous les articles cités dans cette veille sont issus du code civil.)
Est qualifiée de graduelle la libéralité « grevée d’une charge comportant l’obligation pour le donataire ou le légataire de conserver les biens ou droits qui en sont l’objet et de les transmettre, à son décès, à un second gratifié, désigné dans l’acte » (art. 1048).
Exemple : « Je lègue mon appartement de Paris à Albane, à charge pour elle de le conserver et de le remettre, à son décès, à Prune ».
I. Conditions de la libéralité graduelle
A. Sur la forme
Donation [1] ou testament. Selon qu’elle est entre vifs ou à cause de mort, la libéralité graduelle obéit aux règles qui régissent les donations ou les testaments. Il en résulte que premier et second gratifiés doivent consentir au bénéfice de la donation graduelle. Si cette acceptation intervient en principe du vivant du donateur (art. 932), la loi admet spécialement que l’acceptation du second gratifié puisse être donnée post mortem (art. 1055, al. 2). Il est important de préciser que l’auteur d’une donation graduelle peut la révoquer à l’égard du second gratifié tant que celui-ci n’a pas notifié, dans les formes requises en matière de donation, son acceptation au donateur (art. 1055, al. 1er).
Conseil pratique : le notaire pourra conseiller au donateur, qui a un doute sur le bien-fondé de son choix, de ne pas immédiatement faire accepter le second gratifié de sorte qu’il pourra, dans la mesure où il n’aura pas eu son acceptation, revenir sur sa volonté libérale.
B. Sur le fond
1. Quant aux gratifiés
Principe : toute personne. La libéralité graduelle peut être consentie à toute personne ayant la capacité de recevoir à titre gratuit lors de l’ouverture de ses droits [2], sans qu’aucun lien de parenté entre disposant et premier/second gratifié ne soit nécessaire. Il semble, en revanche, que le premier gratifié ne puisse être une personne morale dans la mesure où le bien ne se trouve transmis qu’à son « décès » (art. 1048).
Conseil pratique : les droits du second gratifié étant conditionnés au prédécès du premier (V. infra), il faut compter sur l’espérance de vie des différents gratifiés si l’on veut que la libéralité graduelle produise son plein effet.
Limite : l’atteinte à la réserve héréditaire du premier gratifié qui y consent prive le disposant du libre choix quant au second gratifié. En effet, lorsque le premier gratifié est héritier réservataire du disposant, la charge graduelle ne peut lui être imposée que sur la quotité disponible dans la mesure où sa réserve doit lui être servie libre de toute charge (art. 1054, al. 1er). Ainsi, si la charge grève tout ou partie de la réserve héréditaire du premier gratifié, elle pourra faire l’objet d’une action qui permettra son cantonnement (visant à la réduire, voire à la supprimer).
Le donataire peut toutefois accepter, dans l’acte de donation ou dans un acte postérieur établi conformément à l’art. 930, que la charge qui lui est imposée grève tout ou partie de sa réserve (art. 1054, al. 2).
Le légataire dispose quant à lui d’un délai d’un an à compter du jour où il a eu connaissance du testament pour demander que sa part de réserve soit libérée de la charge qui la grève. À défaut, il doit en assumer l’exécution (art. 1054, al. 3).
Dans un cas comme dans l’autre, si la charge grève la réserve du premier gratifié, ce ne peut être qu’avec son accord et uniquement au profit de ses enfants nés ou à naître (art. 1054, al. 4). Autrement dit, l’atteinte à la réserve du premier gratifié éventuellement consentie par lui ne pourra nuire à ses propres enfants, qui seront alors seconds gratifiés de plein droit, même s’ils ne sont pas désignés dans l’acte (il ne semble pas pour autant que le second gratifié initial soit totalement déchu de ses droits, qui s’exerceront dans la limite de la quotité disponible ; les droits des enfants nés ou à naître du premier gratifié ayant consenti à l’atteinte à sa réserve ne s’exerçant alors que dans la mesure de sa part de réserve). On retrouve ici la notion de réserve de souche : l’atteinte à la réserve du premier gratifié qui y consent ne pourra profiter qu’à ses enfants (comme pour la renonciation anticipée à l’action en réduction).
Un seul degré de transmission. La clause qui obligerait le second gratifié à conserver et transmettre les biens à son tour serait privée d’effet (art. 1053).
2. Quant aux biens
La libéralité ainsi consentie ne peut produire son effet que sur des biens ou des droits identifiables à la date de la transmission et subsistant en nature au décès du premier gratifié (art. 1049, al. 1er).
Biens ou droits identifiables à la date de la transmission... Il peut s’agir de tous biens identifiables : meubles, notamment l’universalité que constituerait un ensemble de valeurs mobilières, ou immeubles [3].
…subsistant en nature au décès du premier gratifié. Cette condition écarte a priori toute possibilité de subrogation. Si les biens objet de la libéralité sont détruits ou perdus, les droits du second gratifié deviennent caducs ; ils ne pourront se reporter, par l’effet de la subrogation réelle, ni sur l’indemnité d’assurance, ni sur les dommages et intérêts susceptibles d’être perçus.
La seule exception concerne la libéralité graduelle portant sur des valeurs mobilières, laquelle produit également son effet, en cas d’aliénation, sur les valeurs mobilières qui y ont été subrogées (art. 1049, al. 2).
Hormis cette exception, la subrogation réelle pourrait-elle être conventionnellement prévue ? Autrement dit, la condition de subsistance en nature est-elle d’ordre public ? Peut-on admettre une subsistance des biens en valeur ? La question reste ouverte… La doctrine majoritaire considère que l’obligation de conservation en nature est supplétive, de sorte que l’acte graduel pourrait autoriser le premier gratifié à vendre les biens sous conditions de remploi, le nouveau bien étant alors grevé de la charge graduelle par subrogation conventionnelle. Une partie de la doctrine exclut toutefois cette possibilité. Les rapporteurs du 108e congrès des notaires de France, intitulé « La transmission », considèrent que la subrogation doit être défendue si les garanties des droits du second gratifié sont solides et qu’il appartient à la pratique notariale d’élaborer ce droit nouveau.
Conseil pratique : en l’absence de jurisprudence et au regard de la rédaction des textes, il semble possible de prévoir la rédaction d’une clause selon laquelle la vocation du second gratifié se reportera, en cas d’aliénation du bien donné ou légué par le premier gratifié, sur le ou les biens acquis en remploi de tout ou partie du prix de vente, en réservant la validité de la clause au jour où elle déploiera ses effets, notamment en cas d’évolution de la loi ou de la jurisprudence.
Autrement, il est possible de contourner l’obligation de conservation en nature en apportant les biens devant être transmis à une société civile. La libéralité graduelle porte alors non pas sur les biens, mais sur les parts sociales, qui seules doivent être conservées en nature.
II. Effets de la libéralité graduelle
A. Quant au premier gratifié
Propriétaire viager. Une fois investi de ses droits par la donation ou le décès du disposant, le premier gratifié est propriétaire viager des biens reçus [4]. Une double obligation pèse sur lui : celle de conserver les biens, et celle de les transmettre au second gratifié.
Sauf clause d’inaliénabilité, le premier gratifié a en théorie le pouvoir d’aliéner les biens objet de la libéralité. En revanche, ce n’est qu’en cas de prédécès du second gratifié et en l’absence de désignation d’un autre second gratifié à titre supplétif que la charge stipulée devient caduque. Les aliénations et les constitutions de droits réels consenties par le premier gratifié sont alors consolidées.
En pratique, le premier gratifié qui souhaite aliéner le bien qu’il a reçu aura des difficultés à trouver un acquéreur. La menace d’extinction rétroactive qui pèse sur les droits qu’il peut concéder est largement dissuasive.
B. Quant au second gratifié
Parce que les droits du second gratifié sont conditionnés à sa survie au premier gratifié, la mise en place de garanties à l’effet de protéger ces droits s’impose.
Droits conditionnels. Dès que le second gratifié a accepté la libéralité (que cette acceptation intervienne avant ou après le décès du disposant), ses droits existent, même s’ils sont conditionnés à sa survie au premier gratifié. Partant, il pourra agir en préservation de ses droits, voire les céder ou les donner, son ayant cause n’acquérant alors que des droits conditionnels.
Caducité des droits du second gratifié. En principe, lorsque le second gratifié prédécède au premier gratifié ou renonce au bénéfice de la libéralité graduelle, les biens ou droits qui en faisaient l’objet dépendent de la succession du premier gratifié [5]. Par exception, l’acte peut expressément prévoir que les héritiers du second gratifié pourront la recevoir à sa place ou désigner un second gratifié supplétif (art. 1056).
Ouverture de ses droits. Les droits du second gratifié ne s’ouvrent qu’à la mort du premier gratifié, sauf à ce que ce dernier abandonne de manière anticipée, au profit du second gratifié, la jouissance des biens ou droits objets de la libéralité (art. 1050, al. 1 et 2). Dans un tel cas, seule la jouissance est abandonnée (usus et fructus), de sorte que la qualité de propriétaire reste acquise au premier gratifié dans la mesure où il n’est pas exclu que le second gratifié prédécède au premier. Il convient toutefois de préciser que cet abandon anticipé ne peut préjudicier aux créanciers du premier gratifié antérieurs à l’abandon, ni aux tiers ayant acquis, de ce dernier, un droit sur le bien ou le droit abandonné (art. 1050, al. 3).
Au jour de l’ouverture de ses droits, le second gratifié devient instantanément, mais sans rétroactivité, plein propriétaire des biens ou droits transmis, à condition qu’il existe juridiquement à cette date, qu’il soit capable de recevoir à titre gratuit et qu’il ne renonce pas la libéralité qui lui est faite.
Le second gratifié tient ses droits du disposant et non du premier gratifié (art. 1051). Il en résulte que les biens et droits qu’il reçoit ne dépendent pas de la succession du premier gratifié. Partant, le second gratifié ne doit ni le rapport ni la réduction de la libéralité dans la succession du premier. Les héritiers de ce dernier ne sauraient d’ailleurs opposer au second gratifié leur réserve dans la succession de leur auteur.
Garanties. La protection des droits du second gratifié réside dans la sanction de l’inexécution de son obligation de conservation en nature par le premier gratifié. En effet, les actes de disposition et les droits réels consentis par le premier gratifié seront anéantis s’il prédécède au second gratifié. L’efficacité de la sanction suppose toutefois que les tiers aient contracté avec le premier gratifié en connaissance de cause, d’où l’obligation légale de publication de la charge portant sur un immeuble (art. 1049, al. 3) et la nécessité d’une inscription de la charge portant sur un actif mobilier, sous le nom de tous les intéressés, au fichier central des dispositions de dernières volontés. À défaut de publicité, le second gratifié ne pourra opposer ses droits aux ayants cause du premier gratifié.
Autrement, le second gratifié peut protéger ses droits par l’accomplissement d’actes conservatoires (ex. interruption d’une prescription, interdiction de certaines formes d’exploitation du bien grevé qui en altérerait la valeur à terme…).
Pour autant, la loi s’est totalement désengagée quant aux garanties des droits du second gratifié pour laisser place à la volonté du disposant et à l’ingénierie notariale puisqu’il appartient désormais au disposant de prescrire des garanties et des sûretés pour la bonne exécution de la charge (art. 1052).
Conseil pratique : il appartient alors au notaire d’attirer l’attention du disposant sur l’importance de la mise en place de garanties protégeant les droits du second gratifié. L’acte graduel pourra notamment prévoir un inventaire à intervalles réguliers, une clause d’inaliénabilité (valable selon les conditions de l’art. 900-1) / d’insaisissabilité, un tuteur à la substitution, une possibilité pour le second gratifié de réaliser les travaux urgents ou nécessaires à la conservation du bien, la reddition d’un compte-rendu de gestion… L’imagination des praticiens est ici au service des libéralités graduelles et de leur mise en œuvre pratique.
Exemples d’utilisation pratique des libéralités graduelles :
– Jules peut donner ou léguer des biens à valeur familiale à son épouse en secondes noces, à charge pour elle de les conserver pour les rendre, à son décès, aux enfants qu’il aura eus d’un premier lit.
– Un père peut donner ou léguer des biens (productifs de revenus) à son fils handicapé pour lui permettre de subvenir à ses besoins sa vie durant, à charge pour lui de rendre ces biens, lors de son décès, à ses frères et sœurs.
– Clémentine, souhaitant garder les bijoux dans la famille, peut les donner ou léguer à Iris, sa fille, à charge pour elle de les conserver et de les remettre, lors de son décès, à ses propres enfants.
III. Intérêt fiscal de la transmission successive (art. 784 C du CGI)
A. Quant aux droits de mutation à titre gratuit (DMTG) dus par le premier gratifié lors de la première transmission
Au décès du testateur ou lors de la donation, le premier gratifié est redevable des DMTG [6] dans les conditions de droit commun, en fonction de son lien de parenté avec le disposant quant à l’abattement et au barème applicable.
À ce stade, le second gratifié n’est soumis à aucune taxation.
B. Quant aux droits de mutation dûs par le second gratifié lors de la seconde transmission
Au décès du premier gratifié, le second gratifié sera taxé au titre des droits de donation [7] si la charge graduelle est contenue dans une donation, ou au titre des droits de succession si elle résulte d’un testament, en fonction de son lien de parenté avec le disposant (et non de celui avec le premier gratifié [8]). Les taux applicables et la valeur imposable des biens transmis sont déterminés en se plaçant à la date de cette seconde transmission.
À ce stade, les droits acquittés par le premier gratifié lors de la première transmission s’imputent sur les droits dus par le second gratifié [9], de sorte qu’il n’existe aucune double taxation. Autrement dit, seule la plus-value éventuellement générée par le bien fait ici l’objet d’une taxation.
Exemple : donation graduelle par Arthur au profit d’Elena, sa fille (premier gratifié), puis de Grégoire, son petit-fils (second gratifié) (valeur du bien au jour de la donation : 800 000 € ; valeur au jour du décès d’Elena : 1 000 000 €) :
Coût fiscal de la donation graduelle au profit d’Elena :
Valeur donnée : 800 000 €
Abattement : 100 000 €
Assiette taxable : 700 000 €
Droits de mutation à titre gratuit : 152 962 € [10]
Coût fiscal de la transmission au décès d’Elena :
Valeur transmise : 1 000 000 €
Abattement : 31 865 € (art. 790 B du CGI)
Assiette taxable : 968 135 €
Droits de mutation à titre gratuit : 239 932 € [10]
Imputation des droits déjà acquittés : 152 962 €
Droits dus : 86 970 €
Coût fiscal total des deux transmissions : 239 932 € (contre 365 924 € si la donation faite à Elena était ordinaire).
Valentin ANGER – étudiant en Master 1 Droit notarial
Notes de bas de page :
[1] Il est également possible que la charge graduelle soit incluse dans une donation-partage. Elle ne peut en revanche pas être comprise dans une donation au dernier vivant puisque celle-ci ne peut bénéficier qu’au seul conjoint survivant.
[2] Le second gratifié peut être une personne future ou indéterminée (ex. il est possible de consentir une donation à Éloïse, à charge pour elle de transmettre, lors de son décès, à son propre enfant [qui n’existe pas au jour de la donation], le tout étant qu’il existe et qu’il ait la capacité de recevoir à titre gratuit au plus tard au jour du décès du premier gratifié. Si ce n’est pas le cas, alors la libéralité graduelle dégénère en libéralité ordinaire).
[3] Lorsqu’elle concerne un immeuble, la charge grevant la libéralité est soumise à publicité (art. 1049, al. 3). A défaut, cette charge est inopposable aux ayants-cause (créanciers et tiers acquéreurs) du premier gratifié (Cass. 1re civ., 14 avril 2021, n° 19-21.290).
[4] Viager, ère : « qui a vocation à durer autant que la vie d’une personne déterminée (par opp. à ce qui doit s’éteindre à date certaine), mais pas au-delà (par opp. à ce qui est héréditaire, transmissible à cause de mort) » (Vocabulaire juridique, Gérard Cornu).
[5] Le prédécès du second gratifié a pour effet de faire dégénérer la libéralité graduelle en libéralité ordinaire.
[6] L’assiette des droits de mutation à titre gratuit est la valeur vénale du bien au jour de la première transmission, sans qu’aucune décote au titre de la charge graduelle ou résiduelle qui pèse sur le premier gratifié ne puisse être appliquée (instruction 7 G-6-07 du 22 novembre 2007).
[7] Et non au titre des droits de succession, car le donateur a consenti, de son vivant, à cette seconde libéralité. Il en résulte notamment que le petit-enfant second gratifié bénéficiera de l’abattement de 31 865€ (art. 790 B CGI) et non de celui de 1 594€ (art. 788, IV CGI).
[8] « Le second gratifié est réputé tenir ses droits de l’auteur de la libéralité » (art. 1051).
[9] Cette imputation est admise même si les droits ont été réglés par le donateur (BOI-ENR-DMTG-10-20-50-10, §90).
[10] art. 777 CGI
Principales sources utilisées :
- Y. Delecraz, « intérêts pratiques des libéralités graduelles et résiduelles », DEFRENOIS, n° 25, 18 juin 2020.
- Rapport du 108 congrès des notaires de France, « La transmission ».
- BOI-ENR-DMTG-10-20-50-10, 12 septembre 2012.
- JCP N 2024, n° 47, 1222.
- HyperCours, Successions et libéralités, 2025.
- Précis Dalloz, Droit civil. Les successions. Les libéralités, 2024.
- Dalloz action, droit patrimonial de la famille, 2021/2022.
- LexisNexis, Guide des successions.
- LGDJ, Droit des successions et des libéralités.
- M. Nicod, Synthèse – Substitutions : libéralités graduelles et résiduelles, JurisClasseur Notarial Formulaire, synthèse n° 520.
- M. Grimaldi, « Les libéralités graduelles et résiduelles », JCP N 2006, n° 51-52, 22 décembre 2006, 1387.
- N. Levillain, Rédiger une libéralité graduelle, fiche pratique n° 1743.
- J.-F. Sagaut, Réforme des successions et des libéralités – « Les donations graduelles et résiduelles », JCP N, n° 51-52, 22 décembre 2006, 1388.
- Francis Lefebvre, Memento pratique, Successions Libéralités 2025.
- Nota-bene, La protection de la réserve héréditaire face à une charge graduelle ou résiduelle, D. Epailly, n° 141, février 2009.