L’interruption de l’accès à un réseau social par le gouvernement, possible en cas de circonstances exceptionnelles

En mai 2024, à la suite de l’annonce d’une réforme des corps électoraux des élections provinciales, visant à y inclure la population d’origine européenne, la Nouvelle-Calédonie, collectivité d’outre-mer à statut particulier, a connu des troubles à l’ordre public particulièrement violents. Ces troubles causés par des tensions communautaires entre les Kanaks (population autochtone indépendantiste) et les Calédoniens (loyalistes, loyaux à la République), qui se sont intensifiées suite à l’annonce de la révision constitutionnelle pour réformer les corps électoraux, se sont notamment manifestés par des affrontements et la mise à sac d’entreprises, mais également par des incendies.  Face à cette situation, le 15 mai 2024, l’État d’urgence a été déclaré sur le territoire, par un décret en Conseil des ministres, sur la base de la loi du 3 avril 1955. La veille, le 14 mai 2024, le Premier ministre avait pris la décision d’interrompre l’accès au réseau social TikTok, qu’il estimait être le vecteur des informations relayées pour organiser les manifestations violentes au sein de la collectivité. Cette décision a alors été justifiée par les « circonstances exceptionnelles » en Nouvelle-Calédonie. 

Les associations la « Ligue des droits de l’Homme » et « La Quadrature du net » ont alors formé un référé-liberté devant le Conseil d’État, afin de demander la suspension de la décision qui interrompt l’utilisation de l’application. En mai dernier, le Conseil d’État a toutefois rejeté les demandes des requérants faute d’éléments apportés par ceux-ci pour démontrer que ce blocage avait des conséquences immédiates et concrètes sur leur situation et leurs intérêts. L’existence de telles “conséquences immédiates et concrètes” permet de caractériser la « condition d’urgence » qui est nécessaire à l’intervention du juge des référés (1). Toutefois, si, faute d’urgence caractérisée, le référé n’a pas été accueilli, le Conseil d’État a eu à se prononcer au fond sur la légalité de cette décision le 1er avril 2025 (Conseil d’État, 1er avril 2025 n° 494511, 494583, 495174). Les requérants, qui demandaient l’annulation pour excès de pouvoir de la décision d’interruption de l’accès à TikTok, soutenaient devant la Haute juridiction que la mesure portait une atteinte disproportionnée aux libertés de communication, d’expression et de presse.

I. État d’urgence et circonstances exceptionnelles, ces deux régimes d’exception sont-ils cumulables ? 

A.  L’État d’urgence face à la théorie des circonstances exceptionnelles : quelles différences ?

La mesure litigieuse a été prise au nom des circonstances exceptionnelles et ses effets se sont déployés durant une période d’état d’urgence. Ces deux notions permettent à l’autorité administrative, lorsqu’elle est face à une situation problématique qui ne peut être résorbée par les moyens légaux ordinaires, d’étendre ses pouvoirs. Toutefois, s’ils ont la même finalité, il reste opportun de faire un point sur ces deux régimes d’exception.

L’état d’urgence a été institué par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. Il peut être déclaré, selon l’article premier de cette loi, en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, en cas d’évènement, qui par leur nature ou leur gravité, sont susceptibles d’entraver la bonne marche de l’économie ou les services publics d’intérêt social. Le décret qui déclare l’état d’urgence en fixe la durée (qui peut être prorogée par une loi) et détermine les territoires visés. Par exemple, lorsque l’état d’urgence a été décrété lors des attentats de 2015, les mesures d’assignations à résidence, prévues par la loi de 1955, sont applicables aux personnes qui constituent une menace pour la sécurité et l’ordre public, et ont largement été utilisées. Dans cette hypothèse, c’est le législateur qui a anticipé la possibilité que puissent survenir des circonstances défavorables et qui a instauré un régime juridique susceptible de s’appliquer en cas de besoin. L’administration, en temps de crise, agit ainsi dans un cadre légal précis et délimité.

Dans le cas de la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles en revanche, l’action étendue de l’administration est justifiée a posteriori par le juge au nom des circonstances exceptionnelles. Cette théorie a été dégagée par la jurisprudence du Conseil d’État à l’occasion de la Première Guerre mondiale (2) et est toujours utilisée par la Haute juridiction. Notamment, le Conseil d’État a pu considérer que les risques d’explosion du volcan de la Soufrière en Guadeloupe en 1976, en tant que circonstances exceptionnelles, ont pu justifier que le préfet puisse interdire dans une zone délimitée la circulation et la navigation des navires de commerce et d’ordonner l’évacuation d’une partie de l’île (4). Le juge administratif a donc, au fil de sa jurisprudence, défini lui-même les critères permettant de caractériser une circonstance exceptionnelle. 

On constate ainsi plusieurs différences entre ces deux notions utilisées en temps de crise, notamment dans leurs fondements respectifs, l’un légal et l’autre jurisprudentiel, mais également dans leur mise en œuvre. Les circonstances exceptionnelles sont plus fluctuantes et peuvent légitimer une mesure a posteriori, tandis que l’état d’urgence pose en amont un cadre défini dans lequel les mesures doivent être prises. 

B. Une mise en œuvre conjointe de l’état d’urgence et de la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles validée par le Conseil d’État

Par leur fondement et leurs modalités distincts, l’état d’urgence et la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles apparaissent difficilement cumulables. De plus, il serait possible d’affirmer que les pouvoirs étendus par l’état d’urgence permettraient à l’autorité administrative de résorber la crise et que celui-ci serait ainsi exhaustif.

Ainsi, les requérants ont invoqué un moyen tiré du défaut de base légale de la mesure d’interruption d’accès au réseau social. Ils estiment en effet que cette mesure, n’étant pas prévue expressément par la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence, était privée de base légale et qu’elle ne pouvait être justifiée par les circonstances exceptionnelles en période d’état d’urgence. En effet, la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence prévoit que le ministre de l’Intérieur peut prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

Pour écarter ce moyen, le Conseil d’État a commencé par rappeler que la survenue de « circonstances exceptionnelles » permettait à l’autorité administrative, sous contrôle du juge, de prendre en urgence, les mesures indispensables pour faire face à la situation du moment, et ce, à la condition que de telles mesures soient indispensables. 

Puis, sur la question du cumul de l’état d’urgence et théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles, le juge a indiqué que la déclaration de l’état d’urgence instituait un régime juridique qui confère à l’administration, en principe, les moyens de faire face à de telles circonstances. Toutefois, lorsque des circonstances exceptionnelles l’exigent, la déclaration de l’état d’urgence n’empêche pas que l’administration puisse prendre d’autres mesures que celles relevant de la loi du 3 avril 1955, si ces dernières ne permettent pas de répondre aux nécessités du moment.  

Par ce raisonnement, le Conseil d’État répond à la question du cumul des régimes d’exception posée par la mesure. Cette situation qui apparaît comme inédite a permis au Conseil d’État (décision fichée en A sur ce point) de poser un principe selon lequel l’état d’urgence et la théorie des circonstances exceptionnelles peuvent être mis en œuvre simultanément si la situation l’exige.  

II. L’interruption de l’accès à un réseau social, une restriction de liberté possible ?

A. Sur la proportionnalité de la mesure d’interruption de l’accès à Tiktok

    Comme toute mesure attentatoire aux libertés, l’interruption d’un réseau social n’est en principe possible que dans les cas prévus par la loi. Toutefois, en cas de circonstances exceptionnelles, il est possible d’y porter atteinte à condition que cette atteinte soit proportionnelle compte tenu du but poursuivi, soit la préservation de l’ordre public. Le Conseil d’Etat a ainsi opéré le contrôle de proportionnalité classique d’une mesure de police qui est effectué par le juge administratif en contrôle normal (3). 

    En premier lieu, pour se prononcer sur la proportionnalité de la mesure, le Conseil d’État a indiqué dans son arrêt que la Nouvelle- Calédonie connaissait des troubles à l’ordre public d’une particulière gravité auxquels le réseau social TikTok a participé en étant utilisé pour diffuser des contenus incitant au recours à la violence. Le Premier ministre était donc en droit, au vu des circonstances exceptionnelles, d’en décider l’interruption provisoire. Cette interruption aurait, cependant, dû être le dernier recours, faute d’autres moyens, mais également, être prévue pour une durée précise et déterminée, permettant de rechercher à mettre en œuvre des mesures alternatives. 

    Or, la décision attaquée procède à une interruption totale du service pour une durée indéterminée, liée seulement à la persistance des troubles à l’ordre public, sans avoir tenté de mettre en œuvre des mesures alternatives ou démontré l’impossibilité de mettre en œuvre de telles mesures alternatives.  

    En l’espèce, ainsi, le Conseil d’État a jugé que la décision du Premier ministre d’interrompre l’accès à TikTok en Nouvelle-Calédonie en mai 2024 ne respectait pas l’ensemble de ces conditions et avait donc porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, à la liberté de communication des idées et opinions et à la liberté d’accès à l’information. La décision a donc été annulée.

    B. Sur les conséquences de cette décision du Conseil d’État 

    Toutefois, si la mesure a été annulée, le Conseil d’État, par sa décision, a ouvert une porte pour les prochains gouvernements qui souhaiteraient prendre des mesures visant à interrompre provisoirement l’accès à un réseau social, en ce qu’il est venu préciser les conditions dans lesquelles le Premier ministre pouvait procéder à une telle privation de liberté.  

    Le Conseil d’État a ainsi jugé qu’en cas de circonstances exceptionnelles, une telle interruption peut être légale, mais à trois conditions cumulatives : 

    • Que la mesure soit indispensable pour faire face à des événements d’une particulière gravité ;
    • Qu’aucun moyen technique ne permette de prendre immédiatement des mesures alternatives moins attentatoires aux droits et libertés ;
    • Que l’interruption soit prise pour une durée limitée nécessaire à la recherche et la mise en place de ces mesures alternatives. 

    Pour une partie de la doctrine et les associations requérantes, cela a pu apparaître comme un mode d’emploi octroyé par le Conseil d’État afin qu’à l’avenir, de telles mesures puissent restreindre les libertés sans risquer une annulation au contentieux.

    C’est là, la parfaite illustration de ce que les circonstances exceptionnelles permettent de légitimer. En effet, le juge utilise cette théorie pour mettre de côté le principe de légalité en temps de crise, lui qui en est pourtant garant. Ces circonstances constituent ainsi, selon le commissaire du gouvernement Letourneur, dans ses conclusions sous l’arrêt Laugier en 1948, « une porte ouverte à la suppression de toute légalité”.  

    1. CE, 2001 Confédération nationale des radios libres n°228815
    2. CE, 28 juin 1918, Heyriès, req. n° 63412 ; CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent, req. n° 61593
    3. CE, 1933, Benjamin ; CE, 2011 association pour la promotion de l’image et autres
    4. CE 18 mai 1983, Rodes, Lebon 199

    Maéva BOYER – étudiante en Master 2 Droit public approfondi

    Sources : 

    Sitographie : 

    Bibliographie : 

    • Gaudemet Y., Droit administratif, LGDJ (25e édition)  
    • Heitzmann-Patin M., Verpeaux M.. “Contentieux constitutionnel : actes administratifs”, Répertoire de contentieux administratif, 2022.

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