La participation du conjoint d’un époux apporteur à une société soulève des enjeux complexes à la croisée du droit patrimonial et du droit des sociétés. Si la loi encadre le rôle du conjoint lors de l’apport d’un bien commun, la question de sa qualité d’associé reste soumise à des choix personnels et à une construction jurisprudentielle précise. L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 19 juin 2024 offre une occasion d’éclairer ce mécanisme, en interrogeant la portée de la renonciation du conjoint et les conditions dans lesquelles celle-ci peut être dépassée.
- La qualité d’associé : un droit d’option offert au conjoint de l’apporteur
- Le principe : la cogestion du patrimoine commun et la nécessité du consentement du conjoint
Dès lors que des époux s’inscrivent dans le cadre d’un régime de communauté légale, les biens acquis pendant le mariage sont en principe communs selon l’article 1401 du Code civil, sauf exception prévue par la loi. Par conséquent, lorsque l’un des époux envisage d’apporter un bien commun acquis à titre onéreux durant l’union à une société, qu’il s’agisse d’un bien meuble comme des parts sociales ou d’un bien immeuble, cet acte, étant un acte de disposition qui vient engager le patrimoine commun, nécessite l’accord du conjoint, conformément à l’article 1424 du Code civil.
Ce principe vise à préserver l’équilibre des intérêts au sein du couple et à éviter qu’un époux engage seul un bien de l’actif commun dans une opération risquée ou le rendant durablement indisponible, comme peut l’être un apport à une société. Il participe donc d’une logique de cogestion de certains biens stratégiques, que la jurisprudence assimile à une sorte de « corégence » du patrimoine commun.
De ce fait, le conjoint étranger à l’apport est protégé en ce sens qu’il conserve un droit de regard et un pouvoir d’autorisation sur l’acte, ce qui lui permet de s’opposer à une opération potentiellement désavantageuse. Néanmoins, ce droit ne va pas jusqu’à lui conférer automatiquement la qualité d’associé. C’est ici que réside une distinction essentielle en ce que la participation au patrimoine social n’implique pas nécessairement participation à la société.
Le régime juridique distingue ainsi l’apport patrimonial, qui engage la communauté, de l’entrée dans la société, qui suppose l’expression d’un consentement à la fois personnel et distinct à l’égard du pacte social. La qualité d’associé ne se présume pas. Cette dissociation, confirmée par la jurisprudence constante, évite une confusion entre la propriété du bien apporté et l’adhésion au contrat de société.
En outre, la doctrine souligne depuis longtemps cette nécessité, affirmant que la société repose sur l’affectio societatis, volonté commune de collaborer dans un cadre contractuel. Elle ne saurait être imposée à un conjoint sur le simple fondement de l’apport d’un bien commun. C’est pourquoi la loi organise un mécanisme d’option, permettant au conjoint d’entrer volontairement dans la société ou de rester tiers.
- Le droit d’option du conjoint : possibilité d’accepter ou de refuser la qualité d’associé
La possibilité pour le conjoint de renoncer à la qualité d’associé lors d’un apport de biens communs constitue l’un des principaux mécanismes d’articulation entre droit patrimonial et droit des sociétés. Ce droit d’option, s’il est garanti par la jurisprudence, n’est pas exercé de manière implicite ni automatique, mais suppose une démarche volontaire, explicite et juridiquement encadrée. En principe, lorsque l’un des époux réalise un apport en société d’un bien commun, l’article 1832-2 du Code civil prévoit que le conjoint de l’apporteur peut revendiquer la qualité d’associé à hauteur de la moitié des parts sociales souscrites. Ce droit, reconnu à titre personnel, repose sur la logique de copropriété du bien apporté et vise à respecter l’égalité des époux dans la gestion du patrimoine commun. Toutefois, ce droit n’est qu’un droit d’adhésion et non une obligation, c’est-à-dire que le conjoint est libre d’y renoncer.
Cette renonciation n’est pas présumée, mais doit résulter d’une déclaration expresse, formulée soit dans l’acte d’apport lui-même, soit dans un acte séparé. C’est ce que vient affirmer la Cour de cassation dans l’arrêt du 19 juin 2024. Elle déclare que la renonciation à la qualité d’associé, si elle a été faite par écrit, clairement et sans réserve, est irrévocable. Il y a donc un formalisme à respecter qui s’explique par les conséquences importantes attachées au statut d’associé, tant sur le plan des droits sociaux que sur celui des obligations.
Cette exigence d’une renonciation expresse vise à prévenir toute insécurité juridique, tant pour les associés que pour les tiers. Elle permet notamment d’éviter qu’un conjoint revendique ultérieurement la qualité d’associé, créant ainsi une incertitude quant à la composition de la société ou à la répartition des parts. En ce sens, la jurisprudence veille à distinguer clairement le consentement à l’acte d’apport, exigé au titre de l’article 1424 du Code civil, de la volonté de devenir ou non associé, qui relève d’un choix individuel fondé sur la liberté contractuelle.
Par ailleurs, ce droit d’option donne au conjoint le pouvoir de faire un choix stratégique en fonction de ses intérêts personnels. Ainsi, il peut préférer rester extérieur à la société afin d’éviter les obligations résultant de sa qualité d’associé, que sont, par exemple, les contributions aux pertes, le devoir de loyauté, ou anticiper une répartition patrimoniale différente en cas de divorce. Le choix d’entrer ou non en société doit donc être éclairé, informé et librement consenti, dans le respect des exigences du droit des contrats.
En somme, la qualité d’associé du conjoint n’est ni automatique ni imposée, mais résulte d’un véritable droit d’option, qui garantit à la fois la liberté individuelle, la sécurité du droit des sociétés et la cohérence du régime de communauté.
- La possibilité d’un agrément postérieur à la renonciation
- Le tempérament au principe de l’irrévocabilité
Le 19 juin 2024, la Cour de cassation a rendu un arrêt relatif à l’agrément du conjoint de l’associé apporteur.
En l’espèce, à l’occasion de la formation d’un groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) entre un père et son fils, l’un d’eux a apporté à la société des biens relevant de sa communauté matrimoniale. L’épouse en avait été informée et, dans plusieurs dispositions des statuts, avait expressément renoncé à la qualité d’associée. Toutefois, elle est ensuite revenue sur cette renonciation et a demandé à être intégrée comme associée, demande à laquelle les associés ont consenti. Plusieurs années plus tard, la qualité d’associé de l’épouse est contestée, et une procédure en nullité des décisions a été engagée, notamment concernant la décision relative à la prorogation du GAEC.
Cet arrêt de la Cour de cassation clarifie le cadre juridique entourant la renonciation du conjoint à la qualité d’associé lors d’un apport de biens communs. Tout d’abord, la Cour vient réaffirmer que la renonciation, exprimée par écrit de manière claire et sans ambiguïté, est irrévocable. En effet, ce principe d’irrévocabilité vise à éviter qu’il puisse y avoir des incertitudes concernant la composition du capital social et la répartition des droits et devoirs entre les associés.
C’est pourquoi, si le conjoint non-apporteur pouvait revenir sur sa décision, unilatéralement et à tout moment, cela créerait une instabilité préjudiciable à la société, notamment pour la confiance des autres associés et des tiers, comme les créanciers. La décision insiste donc sur la nécessité d’un formalisme strict, puisque la qualité d’associé entraîne des droits importants comme la participation aux bénéfices et le droit de vote, mais aussi des obligations, comme la participation aux pertes ou le respect du pacte social.
Néanmoins, cette décision laisse entendre qu’un mécanisme d’agrément postérieur à la renonciation puisse exister. C’est un tempérament qui vient donc nuancer l’irrévocabilité stricte, qui était pourtant le principe.
En effet, dans son arrêt, la Cour de cassation ne se place pas contre la qualité d’associée de l’épouse, contrairement à la Cour d’appel. La Cour de cassation affirme même que la Cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision lorsqu’elle affirme que l’épouse n’a pas valablement acquis la qualité d’associé du GAEC, du simple fait d’une renonciation exprimée par écrit de manière claire et sans ambiguïté. Ce qui est important ici n’est pas la renonciation, mais le fait que les associés du groupement, aient, de manière unanime, accepté que l’épouse devienne associée. La Cour de cassation affirme donc la possibilité d’un agrément postérieur.
Ce mécanisme présente plusieurs avantages. Il offre la possibilité d’adapter la situation en fonction des évolutions personnelles et patrimoniales du couple. Par exemple, un conjoint qui avait initialement renoncé à la qualité d’associé pourrait souhaiter le devenir en raison d’un changement de circonstances. L’agrément postérieur permet cette flexibilité, tout en respectant les règles de la société.
En outre, le fait que tous les associés doivent y consentir assure que l’entrée éventuelle du conjoint renonçant dans la société soit contrôlée, évitant ainsi une admission unilatérale qui pourrait perturber l’équilibre de la société. Par ce biais, la jurisprudence trouve un juste milieu entre la sécurité juridique et la liberté contractuelle, protégeant à la fois les intérêts collectifs et les choix individuels.
Enfin, la décision rappelle l’importance de l’information et du consentement. Le formalisme imposé autour de la renonciation garantit que le conjoint est pleinement conscient des conséquences de sa décision, renforçant ainsi la transparence et la responsabilité dans le cadre des relations contractuelles.
- L’agrément postérieur : entre ouverture juridique et incertitudes pratiques
Si la Cour de cassation, dans son arrêt du 19 juin 2024, reconnaît la possibilité d’un agrément postérieur à la renonciation du conjoint, cette nouvelle opportunité vient soulever certaines difficultés pratiques et théoriques. En effet, la renonciation à la qualité d’associé, bien qu’irrévocable selon les termes de la jurisprudence, n’interdit pas que le conjoint soit ultérieurement agréé par les associés. L’arrêt consacre ainsi un tempérament au principe d’irrévocabilité, en laissant subsister la faculté pour le conjoint d’intégrer la société dans un second temps, non plus en tant que co-apporteur sur le fondement de l’article 1832-2 du Code civil, mais en tant que nouvel associé agréé selon les modalités prévues par les statuts.
Cette évolution laisse entrevoir une certaine souplesse dans la gestion des entrées au capital social, en conciliant liberté contractuelle et organisation sociétaire. Toutefois, elle peut introduire des incertitudes, tant pour les autres associés que pour le conjoint lui-même. D’une part, l’absence de cadre juridique strict encadrant cette seconde possibilité d’accès à la qualité d’associé pourrait nuire à la prévisibilité des relations sociales. En effet, il demeure possible que les associés refusent l’agrément, ou que l’offre faite au conjoint ne respecte pas l’équilibre patrimonial initialement établi. D’autre part, cette faculté d’agrément tardif pourrait brouiller la frontière entre renonciation et adhésion volontaire, au risque de fragiliser l’autorité de la première déclaration.
À cela s’ajoutent des interrogations sur le fondement juridique de cette faculté. En l’absence de textes spécifiques, la jurisprudence repose essentiellement sur une lecture souple de la liberté d’association, mais sans clarifier si l’agrément postérieur est un droit ou une simple opportunité conditionnée par la volonté des associés. De plus, si le conjoint est agréé après avoir initialement renoncé, quid de la portée de sa participation aux droits sociaux, sera-t-elle rétroactive ou strictement cantonnée à la date d’agrément ? Ces incertitudes peuvent affecter la sécurité juridique, notamment en cas de conflits patrimoniaux ou de contentieux liés à la liquidation de la communauté.
En somme, si l’ouverture à un agrément postérieur à la renonciation marque une avancée en matière de flexibilité, elle n’est pas exempte de risques. La jurisprudence devra encore en préciser les contours, afin d’éviter que cette faculté ne devienne une source d’instabilité dans les sociétés.
Laïna DURÉCU – étudiante en Master 1 Droit des affaires et fiscalité
Sources :
https://www.lexbase.fr/article-juridique/110649356-jurisprudence-quand-le-conjoint-renonce-a-revendiquer-la-qualite-dassocie-puis-change-davis https://www.philippe-gonet-avocat-mti.fr/qualite-d—associe-dans-un-gaec—la-cour-clarifie-les-regles-de-renonciation_ad1633.html