Le régime d’intégration fiscale, institué par la loi de finances de 1988, et codifié à l’article 223 A du Code général des impôts, permet à une société mère de se constituer seule redevable de l’impôt sur les sociétés dû à raison du cumul de son résultat fiscal et de celui de ses filiales.
Ce montage juridique est considéré comme un levier d’optimisation fiscale, reconnu pour son efficacité et adopté par de nombreuses entreprises.
Pour bénéficier de ce régime plusieurs conditions doivent être réunies :
- Une société mère indépendante : Elle ne doit pas être détenue à 95 % ou plus par une autre société soumise à l’IS.
- Une option conjointe : La société mère doit opter pour le régime, et les filiales concernées doivent donner leur accord.
- Une participation minimale : La société mère doit détenir directement ou indirectement au moins 95 % du capital des filiales/sous-filiales. La chaîne de détention doit être continue.
- La soumission à l’IS : Toutes les sociétés du périmètre doivent être soumises à l’IS français.
– Exception Papillon (CJCE, 27 nov. 2008) : Une filiale européenne peut s’intercaler entre la mère et une sous-filiale française (mais ne sera pas intégrée fiscalement). Elle doit néanmoins consentir à l’intégration de sa propre filiale.
- Une harmonisation comptable : Les sociétés doivent avoir un exercice comptable d’une durée de 12 mois, avec des dates d’ouverture et de clôture identiques.
- Durée de l’option : L’option est valable 5 ans, renouvelable tacitement par périodes de 5 ans. Le périmètre peut être ajusté chaque année.
- Liberté de choix : La société mère peut exclure certaines filiales, même si elles remplissent les conditions, ou mettre fin à leur intégration à tout moment.
Le succès non négligeable du régime d’intégration fiscale, en dépit de sa complexité technique et de la lourdeur de sa mise en œuvre, s’explique principalement par les économies significatives d’impôt sur les sociétés qu’il permet de réaliser. En effet, ce dispositif autorise la compensation des résultats fiscaux entre les sociétés du groupe, en imputant les déficits des unes sur les bénéfices des autres, tout en neutralisant les effets fiscaux des opérations intragroupe.
Dans un contexte marqué par l’internationalisation croissante des échanges économiques et financiers, se pose la question de l’élargissement de ce mécanisme aux pertes subies par les filiales étrangères.
Plus précisément, notre analyse portera sur la possibilité d’imputer les pertes dites «définitives» de filiales établies à l’étranger sur le résultat fiscal du groupe intégré.
Nous nous attacherons à étudier, tout d’abord, l’évolution de la jurisprudence européenne et nationale au sujet de la possibilité d’imputation desdits déficits (I), avant d’envisager les perspectives d’avenir de cette imputation à la lumière des questions préjudicielles posées récemment par le Conseil d’Etat à la Cour de justice de l’Union européenne (II).
I. La jurisprudence nationale et européenne
Dans son célèbre arrêt “Marks & Spencer” rendu le 13 décembre 2005, la Cour de Justice de l’Union européenne constate que le refus par une législation nationale de prendre en compte dans le chef d’une société-mère résidente des pertes subies par une de ses filiales en raison du fait qu’elle est établie dans un autre État membre, constitue une entrave à l’exercice par la société-mère de sa liberté d’établissement, en la dissuadant de créer des filiales dans d’autres Etats membres.
Le juge européen précise que cette imputation devient possible si ladite filiale a épuisé toute possibilité d’utiliser ses pertes sur ses bénéfices actuels ou antérieurs, et s’il n’existe aucune possibilité pour que ces pertes puissent être prises en compte au titre des exercices futurs, soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci. Ces pertes doivent donc être considérées comme “définitives”.
En effet, écarter la déduction dans une telle situation emporterait une restriction disproportionnée à la liberté d’établissement reconnue par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
A contrario, il est impossible pour une filiale non-résidente de transférer à sa société mère les pertes déjà utilisées dans son État d’établissement, celles-ci devant être prioritairement imputées localement.
Par ailleurs, notons que cette exception a ensuite été étendue aux établissements stables par l’arrêt Lidl Belgium du 15 mai 2008.
Dans l’Hexagone, le juge administratif a d’abord écarté l’application en France de l’exception Marks & Spencer et a rejeté la possibilité d’imputation des pertes des filiales non-résidentes, en se fondant sur la décision X Holding BV de la CJUE du 25 février 2010.
Dans cet arrêt, le juge européen avait retenu que l’interdiction pour une filiale non-résidente d’appartenir à un groupe établi en France, n’était pas contraire à la liberté d’établissement, sans préciser la dérogation concernant les pertes “définitives”.
C’est dans ce contexte que le Conseil d’Etat par un arrêt Société Agapes, rendu le 15 avril 2015, a refusé de transposer l’exception Marks & Spencer.
Puis, sous l’influence de l’évolution jurisprudentielle européenne, plusieurs juridictions du fond ont progressivement accepté d’appliquer cette exception afin de permettre l’imputation des pertes définitives des filiales non-résidentes, sur le résultat global du groupe.
Toutefois, le Conseil d’Etat, restant fidèle à sa position initiale, s’est récemment prononcé sur la question, de manière défavorable, dans le cas de pertes définitives réalisées par une succursale étrangère dans un arrêt SCA Financière SPIE Batignolles, rendu le 26 avril 2024.
Ainsi, la question des pertes subies par une filiale étrangère demeure donc incertaine.
Saisi de pourvois dans le cadre des affaires Société Générale et Société Compagnie Plastic Omnium du 15 avril 2025, le Conseil d’État décide de surseoir à statuer, et de transmettre 2 questions préjudicielles à la CJUE.
II. Les questions préjudicielles posées par le Conseil d’Etat au CJUE
Dans le cadre des deux questions préjudicielles formulées par le Conseil d’Etat à destination du juge européen, la haute juridiction interroge sur la possibilité d’imputer les pertes subies par une filiale non-résidente sur le résultat global du groupe fiscalement intégré.
Question 1 : Premièrement, le Conseil d’État demande si le fait qu’un État membre d’une société à la tête d’un groupe fiscalement intégré, n’exerce pas son droit d’imposer les bénéfices d’une filiale non-résidente, en vertu soit de son propre droit national, soit d’une convention fiscale préventive de double imposition, suffit à remettre en cause la comparabilité entre deux situations.
- Une société mère résidente qui constitue une entité fiscale unique avec une filiale résidente (soumise à l’impôt dans le même État),
- Et une société mère résidente qui souhaite constituer une telle entité avec une filiale non-résidente (soumise à l’impôt dans un autre État membre).
L’enjeu de cette question réside dans la comparabilité des situations, puisque si les deux situations sont jugées non comparables, il devient possible, pour les Etats membres, de réserver l’intégration fiscale aux seules filiales résidentes, sans que ce choix porte atteinte à la liberté d’établissement garantie par le droit de l’Union européenne.
Question 2 : Secondement, dans l’hypothèse où les deux situations sont jugées comparables, le Conseil d’État interroge la CJUE sur la question de savoir si :
- L’exclusion des pertes définitives d’une filiale non-résidente dans le cadre du régime d’intégration fiscale est une conséquence nécessaire et inhérente au système de consolidation des bénéfices et des pertes du groupe, auquel cas elle serait justifiée au regard de la liberté d’établissement;
ou si, au contraire :
- Elle doit être regardée comme le refus d’un avantage fiscal distinct des règles de consolidation des bénéfices et des pertes à l’intérieur du groupe, et susceptible de constituer une restriction disproportionnée à la liberté d’établissement.
Il s’agit ici de savoir si une telle interdiction par un Etat membre peut être justifiée par le système même du régime d’intégration fiscale, ou si une telle restriction serait considérée comme une entrave à la liberté d’établissement reconnue par le droit de l’UE, auquel cas les Etats membres devront aménager leur droit national pour écarter une telle atteinte.
En revanche, notons que le Conseil d’Etat n’interroge pas le CJUE sur les contours de la notion de pertes définitives ni sur leur modalité de calcul.
La Cour de justice de l’UE devra donc se prononcer sur cette question tant attendue afin de clarifier une situation juridique encore incertaine.
Shushan ARGHUSHYAN – étudiante en Master 2 Droit des affaires et fiscalité
Sources :
- http://Pertes définitives – Imputation transfrontalière des pertes définitives Prodiges & vertiges de l’analogie . – À propos de CE, 9e et 10e ch. réunies, 15 avr. 2025, n° 491702, min. c/ Sté OP Mobility, concl. C. Guibé ; CE, 9e et 10e ch. réunies, 15 avr. 2025, n° 491716, min. c/ Sté Générale ; CE, 9e et 10e ch. réunies, 15 avr. 2025, n° 496227, Sté Générale – Etude par Jennifer Pillot, Henry Préaux et Franck Locatelli – Lexis 360 Intelligence
- https://blog.avocats.deloitte.fr/imputation-des-pertes-definitives-dune-filiale-etrangere-transmission-dune-question-prejudicielle-a-la-cjue/
- https://blog.avocats.deloitte.fr/imputation-des-pertes-definitives-dune-filiale-etrangere-decision-defavorable-des-juges-du-fond/