La nécessaire et délicate qualification de l’œuvre de l’esprit : un préalable au droit d’auteur 

La question peut sembler évidente pour des œuvres comme le « David » de Michel-Ange ou bien un film de Charlie Chaplin. On serait également tenté de dire que cette question devrait être posée à un critique littéraire, un historien de l’art voire à un philosophe. Cependant le premier article du code de la propriété intellectuelle L111-1 énonce que : 

« L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle et opposable à tous

Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial. (…) » 

  • Les attributs d’ordre intellectuel et moral rassemblent le droit au respect de l’œuvre, le droit à la paternité, le droit de divulgation et le droit de repentir ou de retrait. 
  • Les attributs d’ordre patrimonial regroupent les droits de représentation, de reproduction et de suite. 

Pour qu’une création puisse donner prise au droit d’auteur et puisse alors bénéficier des attributs de ce droit de propriété incorporelle, la première condition nécessaire est la qualification de cette création en œuvre de l’esprit. La propriété intellectuelle, très large domaine du droit, comporte l’ensemble des droits accordés à des créations intellectuelles. 

L’expression artistique et son résultat, la création, existent sous de multiples formes dès les premiers âges de l’homme. Elle a traversé les âges jusqu’à nos jours mais n’a reçu que récemment une protection juridique pour elle et son auteur. À la Révolution française un droit de propriété intellectuelle est officiellement reconnu, mais ce n’est qu’avec les grandes lois des 11 mars 1957 et 3 juillet 1985 qu’est instaurée une reconnaissance de la propriété littéraire et artistique. Celle-ci sera codifiée dans le code de propriété intellectuelle en 1992. 

Récemment avec les différentes avancées technologiques, de nouvelles questions se posent et instaurent de nouveaux débats. En effet l’apparition d’internet, des nouveaux moyens de communication et de promotion avec la création de logiciels et des intelligences artificielles, soulèvent des questions nouvelles en propriété littéraire et artistique, notamment quant aux critères de qualification d’une œuvre de l’esprit.  

La création intellectuelle peut prendre différentes formes ayant chacune des régimes spécifiques, comme les œuvres littéraires, les interprétations d’œuvres musicales ou encore les inventions. Il est possible de distinguer en propriété intellectuelle : 

  • la propriété littéraire et artistique traitant principalement du droit d’auteur et des droits voisins du droit d’auteur, 
  • la propriété industrielle traitant des inventions, des dessins et modèles. 

La question de la qualification d’une création intellectuelle en œuvre de l’esprit relève du domaine de la propriété littéraire et artistique et du droit d’auteur. Comment peut-on qualifier sur le plan juridique une création d’œuvre de l’esprit afin qu’elle puisse bénéficier de la protection qui en résulte ? Peut-on établir des critères clairs permettant de qualifier de façon certaine une création d’œuvre de l’esprit ? 

Il n’existe pas de définition claire et unanime de l’œuvre de l’esprit, que ce soit dans les textes législatifs français, dans la jurisprudence interne et européenne ou même dans la doctrine. En effet ce concept d’œuvre de l’esprit est par nature un concept flou qui peut être interprété de manière très subjective, en raison de l’essence même de la création artistique. Il est ainsi difficile d’identifier des critères objectifs reconnus par tous permettant de qualifier une création d’œuvre de l’esprit. 

  1. Les critères inopérants pour la qualification d’une œuvre de l’esprit : 

L’article L112-1 donne des caractéristiques qui sont indifférentes à la qualification : 

« Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. » 

Selon Henri Desbois, juriste et spécialiste du droit d’auteur, la notion de genre renvoie à la distinction traditionnelle entre les œuvres littéraires, musicales, artistiques et « l’intérieur » de chaque catégorie, comme la poésie et la prose pour les œuvres littéraires. La jurisprudence française a cependant émis certaines limites. 

Les créations olfactives, les créations gustatives bien que « créations » se voient privées d’un accès à la protection parce que ce type de création « ne constitue pas une forme d’expression » (Cour de cassation, 1ère chambre civile, 13 juin 2006) et parce qu’elles s’analysent en « une succession d’instructions, une méthode » (TGI Paris, 3è chambre, 30 septembre 1997). 

Les œuvres audiovisuelles, multimédias et les logiciels ne remettent pas directement en cause l’indifférence du genre mais se voient appliquer un régime spécifique. 

La forme d’expression représente la façon dont les créations sont communiquées au public. Ce qui signifie qu’il y a indifférence entre la forme écrite ou la forme orale. L’article L112-2 du code de propriété intellectuelle en donne une liste non-exhaustive. 

Le mérite de l’œuvre est de même un critère indifférent, ce qui a été reconnu une première fois par la loi du 11 mars 1902. De même selon Charles Renouard le juge doit se garder de toute appréciation sur le mérite d’une création ou sur la valeur esthétique d’une œuvre. 

Cependant il est très difficile pour les juges de se détacher totalement de cette notion de mérite. Ainsi les juges ont qualifié un dialogue du film Quai des Brumes comme l’ « une des répliques les plus célèbres du cinéma » (Cour d’appel de Paris, 4ème chambre B, 7 juin 1990). Le mérite est intrinsèquement lié à la condition d’originalité d’une œuvre, que nous verrons par la suite. 

Enfin la destination n’est pas par principe un critère de qualification pour des raisons touchant à la neutralité. Il est interdit au juge de prendre en considération la finalité d’une œuvre. En effet la théorie de l’unité de l’art commande de traiter de façon identique, au regard du droit de la propriété littéraire et artistique, les créations de l’art pur, l’art pour l’art, et celles relevant des arts appliqués. Cependant il existe des limites à la non prise en compte de ce critère. 

D’une part les actes officiels sont traditionnellement exclus du champ de la protection du droit d’auteur. En effet selon Henri Desbois « toute entrave qui serait mise à leur diffusion contrarierait le destin des dispositions qui y sont contenues et les œuvres tombent dans le domaine commun, dès qu’en a lieu la publication ». Toutefois aucun texte législatif ne permet de clarifier le régime de ces actes. 

D’autre part si l’œuvre est à destination purement fonctionnelle, elle ne peut accéder à la protection du droit d’auteur. Ainsi une œuvre ne peut accéder à une protection si cette œuvre est d’ordre « descriptif et nécessaire » (Cour d’appel de Paris, 4ème chambre, 8 novembre 1977). Cela renvoie au critère de l’originalité qui est une nouvelle fois abordé. 

  1. La détermination positive de la notion juridique d’œuvre de l’esprit : 

Cette notion souffre d’une véritable imprécision. C’est un concept « mou » en raison de la nature même de l’une de ses conditions d’existence : l’originalité. Cependant il est nécessaire de trouver des critères opératoires permettant de départager les œuvres qui méritent protection de celles qui ne le méritent pas. 

Tout d’abord l’œuvre de l’esprit résulte forcément d’une activité créatrice comme le souligne l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 3 novembre 1988 et l’article L111-1 à son alinéa 1er nous précise que c’est « du seul fait de sa création » que l’auteur acquiert un droit de propriété sur cette œuvre. Il s’agit alors de définir en premier lieu ce qu’est la création pour pouvoir qualifier l’œuvre de l’esprit. 

Si plusieurs choix libres sont effectués par l’auteur lors de la création, ceux-ci permettent de reconnaître une activité créatrice. En effet l’article L112-3 du code de propriété intellectuelle dispose que « le choix ou la disposition des matières constituent des créations intellectuelles ». La Cour de Justice de l’Union Européenne dans l’affaire « Painer » du 1er décembre 2011 émet un avis similaire : « l’auteur a pu exprimer ses capacités créatives lors de la réalisation de l’œuvre en effectuant des choix libres et créatifs ». On remarque la circularité de cet avis et ainsi la nouvelle difficulté que représente la définition de la création. 

En revanche la révélation d’une œuvre préexistante comme les œuvres mis au jour par l’archéologie, l’activité de collectionneur, la mise en œuvre d’un savoir-faire, la performance des artistes-interprètes ne concourent pas à la création d’une œuvre. 

Par ailleurs la condition de création induit que son résultat, l’œuvre, soit le fruit d’un travail conscient. On exclut ainsi du bénéfice du droit d’auteur l’œuvre réalisée par un individu totalement privé de discernement. Cependant un individu frappé simplement d’incapacité juridique peut se voir reconnaître la qualité d’auteur. Ce critère de conscience implique que le créateur soit forcément une personne physique, en effet selon la formule de Gaston Jèze « on ne déjeune pas avec une personne morale ». 

La première chambre civile de la Cour de cassation le 17 mars 1982 vient affirmer cette condition tout en émettant une exception pour les œuvres collectives : une « personne morale ne peut être investie à titre originaire des droits de l’auteur que dans le cas où une œuvre collective, créée à son initiative, est divulguée sous son nom ». 

Enfin lorsque la création de l’œuvre résulte du fruit exclusif du hasard ou d’une création automatisée elle ne peut donner prise au droit d’auteur. 

Dans un second temps cette création intellectuelle doit se concrétiser dans une forme originale perceptible aux sens. 

L’article L111-2 dispose que « l’œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée de la conception de l’auteur ». L’œuvre doit quitter le monde de la spéculation pour entrer dans le monde sensible de la forme. Cette exigence de forme se retrouve dans la jurisprudence. En effet, les juges de la première chambre civile de la Cour de cassation du 13 novembre 2008 traitant de la célèbre affaire « Paradis » ont statué que « l’approche conceptuelle de l’artiste (…) s’était formellement exprimée dans une réalisation matérielle originale ». En revanche la taille de l’œuvre, son degré d’achèvement, sa fixation sur un support quelconque ou encore sa finition par une tierce personne (son intangibilité) ne constituent pas des conditions à la protection de l’œuvre. 

D’autre part selon Maître Ivan Cherpillod l’œuvre « concrète est celle qui est matérialisée en une entité perceptible au sens ». La concrétisation de l’œuvre doit s’opérer dans une forme susceptible d’être communiquée. La forme doit ainsi être prise dans un sens large englobant tous les langages perceptibles aux sens, en émettant tout de même une limite sur les œuvres s’adressant au goût et à l’odorat. 

Enfin la condition d’originalité est un critère central dans la qualification d’une œuvre de l’esprit. Cette notion difficile à cerner est apparue tardivement et est introduite par le traité de Henri Desbois « Le droit d’auteur ». Ayant des caractères proches des premiers critères qualifiés d’inopérants, elle introduit une difficulté supplémentaire. Comment les juges peuvent-ils tracer la frontière entre le banal et l’original sans se baser sur des critères inopérants ? 

Les juges ont dû distinguer deux approches distinctes de l’originalité et ainsi ont adopté deux positions différentes. 

L’approche classique française dite approche subjective recherche dans une œuvre l’empreinte de la personnalité de son auteur. Cependant cette approche par la personnalité est inefficace lorsque l’on désire établir l’originalité d’un logiciel ou d’œuvres d’arts appliqués. 

C’est ainsi qu’une conception objective, d’origine anglo-saxonne, a été retenue par la Cour de Justice des Communautés Européennes le 16 juillet 2009 dans la célèbre affaire « Infopaq ». Au considérant 45 elle énonce que « ce n’est qu’à travers le choix, la disposition et la combinaison de ces mots qu’il est permis à l’auteur d’exprimer son esprit créateur de manière originale ». Cependant cet arrêt n’impose aucune inflexion sur le seuil d’originalité en droit français. Le juge reste maître de déterminer au cas par cas le niveau d’originalité déclenchant la protection du droit d’auteur. 

La conception subjective de l’originalité serait plus adaptée aux œuvres de caractère esthétique et la conception objective aux œuvres « factuelles », « fonctionnelles ». 

Xavier SORNIN

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