Constitution de sociétés civiles immobilières et démembrement ab initio

Article 1832 du Code Civil : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. »

Au moment de la constitution de la société, les fondateurs effectuent des apports en numéraire (une somme d’argent), nature (un bien) ou industrie. Ces apports vont constituer le capital social, exceptés les apports en industrie. La rémunération de ces apports est l’attribution de titres sociaux, ces derniers conférant à l’apporteur la qualité d’associé.

  • Le démembrement des droits sociaux

L’associé titulaire d’un titre social en acquiert la pleine propriété, en vertu de l’article 544 du Code Civil la propriété est constituée du droit de jouir de la chose et de disposer de la chose.

Le démembrement de propriété consiste à séparer ces deux faces de la pleine propriété en les attribuant à deux personnes différentes ; l’usufruitier d’une part, et le nu-propriétaire d’autre part. L’usufruitier détenant le droit de jouir du bien (se servir du bien et en percevoir les revenus) et le nu-propriétaire le droit de disposer du bien (possibilité de l’aliéner).

Ainsi, le démembrement de droits sociaux est courant, notamment dans le cadre des Sociétés Civiles Immobilières (SCI). Une SCI est souvent instituée entre personnes de la même famille (les parents et leurs enfants) car elle permet de détenir et de gérer un patrimoine immobilier mais aussi d’organiser la transmission de ce patrimoine aux héritiers. Les parents n’ont pas pour finalité première de participer effectivement à la vie sociale, c’est dans cette optique qu’ils vont décider de démembrer les droits sociaux.

Dans cette configuration, la nue-propriété revient aux enfants et l’usufruit aux parents. Ils n’ont pas les mêmes droits dans le fonctionnement de la société. L’usufruit est nécessairement temporaire et s’éteint au jour du décès des parents, la pleine propriété se reconstitue alors sur la tête des nus-propriétaires.

  • Le démembrement ab initio (dès le début)

Le schéma classique pour arriver à un tel résultat consiste pour les parents à souscrire des parts sociales en pleine propriété et par la suite transmettre à titre gratuit la nue-propriété aux enfants (devenant les nus-propriétaires), tout en se réservant l’usufruit (ils deviennent alors les usufruitiers).

Néanmoins, est-il possible de brûler cette étape et de démembrer les parts sociales dès la souscription en numéraire du capital c’est-à-dire dès la constitution de la société ?

Cette question n’a jamais été tranchée par la jurisprudence et suscite donc la controverse. Certains auteurs sont favorables à ce montage et d’autres le trouve très dangereux.

Seulement, d’un point de vue strictement juridique, rien n’interdit ce montage, ni le Code Civil, ni le Code de commerce, retient ou écarte cette faculté. Nous pouvons donc en déduire que cette opération est possible dès lors qu’elle est satisfaisante pour toutes les parties en se fondant sur le principe de la liberté contractuelle.

  • Comment effectuer cette opération d’un point de vue pratique ?

Au moment de la constitution de la société, il faut donc prévoir dans les statuts que les apports en numéraire donneront droit en contrepartie à des droits sociaux démembrés.

L’article 669 du Code Général des Impôts (CGI) prévoit un barème permettant de calculer la valeur de l’usufruit et de la nue-propriété en fonction de l’âge de l’usufruitier. Cependant, les apports de droit sociaux effectués lors de la constitution d’une société sont exonérés de droit d’enregistrement, quel que soit le régime fiscal. L’apport en démembrement n’est donc pas obligatoirement soumis à ce barème puisque le texte ne concerne que « la liquidation des droits d’enregistrement et de la taxe de publicité foncière ».

Les fondateurs peuvent donc faire appel à un commissaire aux apports afin de procéder à l’évaluation économique de la valeur de l’usufruit et de la nue-propriété.

  • Quels sont les avantages ?

Le démembrement ab initio permet de parvenir au résultat désiré en une seule opération et non deux étalées dans le temps. Il permet plus particulièrement de faire l’économie des droits de mutation à titre gratuit liés à la donation de la nue-propriété des parts sociales.

  • Quels arguments peuvent contrer la validité de ce montage ?

Nous pouvons mettre en évidence deux types d’argument :

  • Le droit des biens : il est impossible de démembrer un bien qui n’existe pas. En effet, lors de l’étape des apports en numéraire, la part sociale n’existe pas encore puisqu’elle sera par la suite la rémunération de cet apport.
  • Le droit des sociétés : seule la possibilité de disposer du bien confère la qualité d’associé. Après avoir fait l’objet de réflexions pendant plusieurs années, cette question a été tranchée par la jurisprudence. Au visa des articles 578 du Code Civil et 39, alinéa 1 et 3, du décret n°78-704 du 3 juillet 1978, la Chambre Commerciale de la Cour de Cassation dans un arrêt du 1er décembre 2021 affirme que l’usufruitier ne peut se voir reconnaitre la qualité d’associé. Cette solution a été confirmée par la 3ème Chambre Civile dans un arrêt du 16 février 2022. Dans l’hypothèse où le démembrement se fait dès la constitution, les usufruitiers n’auront donc pas la qualité d’associé et seront limités dans leurs pouvoirs quant au fonctionnement et aux prises de décisions dans la société. C’est pourquoi si les usufruitiers souhaitent tout de même participer à la vie de la société, il est préférable de leur attribuer au moins une part sociale en pleine propriété, leur conférant ainsi la qualité d’associé.
  • Les difficultés de ce montage liées au droit fiscal

Le démembrement de parts sociales ab initio pourrait s’apparenter à un abus de droit fiscal au sens de l’article L.64 du Livre des Procédures Fiscales (LPF) en raison de la fictivité de l’opération. Toutefois, selon le LPF, un abus est caractérisé si le motif de l’action est exclusivement fiscal or le démembrement poursuit un but civil ; celui d’opérer un transfert de propriété du bien. Pourtant, on peut parfois s’interroger sur les fins du démembrement, il peut être envisagé comme une manière de « donner sans donner » en évitant les frais fiscaux.

À la suite de la loi de finance pour 2019, le ministère de l’Action et des Comptes Publics a publié un communiqué de presse n°568 (https://www.economie.gouv.fr/presse/communiques). Il certifie notamment « qu’en ce qui concerne la crainte exprimée d’une remise en cause des démembrements de propriété, la nouvelle définition de l’abus de droit ne remet pas en cause les transmissions anticipées de patrimoine, notamment celles pour lesquelles le donateur se réserve l’usufruit du bien transmis, sous réserve bien entendu que les transmissions concernées ne soient pas fictives. »

Par ailleurs, la présomption de l’article 751 du CGI pèse si l’origine des fonds apportés par les enfants n’est pas déterminée. Ils doivent prouver que ces fonds leurs appartiennent en propre autrement au jour du décès de l’usufruitier, il y aura une réintégration des parts sociales en pleine propriété pour la liquidation des droits de succession.

Enfin, nous pouvons nous interroger sur le remboursement de l’emprunt effectué pour acquérir l’immeuble. En principe, le remboursement du capital pèse sur le nu-propriétaire et les intérêts sur l’usufruitier. Si les loyers du bien, (revenant en principe à l’usufruitier), servent au remboursement de l’emprunt, l’administration fiscale pourrait caractériser une donation taxable. De plus, si les usufruitiers possèdent un compte courant d’associé, ces sommes constituent un actif successoral taxable pour les héritiers.

                                                                                              Stacy HERVÉ  

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