L’application immédiate de la jurisprudence Czabaj contestée par la CEDH

CEDH, 9 novembre 2023, Affaire Legros et autres c/ France, n°72173/17 et 17 autres requêtes

Le 9 novembre 2023, la Cour européenne des droits de l’homme estime que la France a violé l’article 6 §1 de la Convention, garantissant le droit à un procès équitable, en raison de l’application immédiate de la jurisprudence Czabaj du Conseil d’Etat en date du 13 juillet 2016. Pour mieux comprendre la décision du juge européen, il est nécessaire de revenir sur la construction du délai raisonnable d’un an dans le contentieux administratif. 

Le délai de recours contentieux avant l’arrêt  Czabaj   

En principe, pour contester une décision administrative devant le juge administratif, le délai de recours contentieux est de deux mois à compter de la notification ou de la publication de la décision attaquée, selon l’article R421-1 du Code de justice administrative. 

L’expiration du délai de recours est, en contentieux administratif, une cause d’irrecevabilité de la requête. Les conséquences de l’expiration du délai de deux mois sont donc importantes pour le requérant, qui ne peut plus contester la décision, bien qu’elle soit illégale. 

L’article R421-1 s’articule nécessairement avec l’article R421-5 du Code de justice administrative, qui prévoit que le délai de recours de deux mois n’est opposable que si la décision mentionne de manière complète les voies et délais de recours.

Seulement, il peut arriver à l’administration d’oublier de les mentionner. Ces derniers correspondent à l’indication de la durée du délai de recours contentieux, mais également la juridiction compétente, ou encore l’obligation d’effectuer un recours administratif préalable obligatoire. Dans cette situation, le délai de recours contentieux ne courait pas, et le requérant pouvait contester la décision indéfiniment, même plusieurs années après. 

La création prétorienne du délai raisonnable par l’arrêt Czabaj (CE, 13 juillet 2016, n°387763) 

Ainsi, dans une décision du 13 juillet 2016, le Conseil d’Etat crée un nouveau délai, dit “raisonnable”, d’un an, pour contester, dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir, un acte administratif individuel, dans lequel ne seraient pas mentionnés les voies et délais de recours. Il s’agit de prévenir le risque de recours perpétuels contre un acte individuel (et non pas réglementaire). 

En établissant un nouveau délai limitant dans le temps l’introduction d’un recours contentieux, le Conseil d’Etat obéit au principe de sécurité juridiquequi implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance”. Le principe de sécurité juridique fait partie des principes généraux du droit, qui protège à la fois la situation des administrés et s’érige en une garantie pour l’administration.

Point important, le Conseil d’Etat aurait pu, toujours en application du même principe de sécurité juridique, moduler les effets dans le temps de sa nouvelle jurisprudence. Or, il considère que ce nouveau délai est d’application immédiate : le délai d’un an est donc opposable aux procédures en cours, dès le 13 juillet 2016. 

Il faut préciser que le délai raisonnable de la jurisprudence Czabaj a connu une extension importante depuis 2016, il s’applique désormais aux décisions implicites, aux titres exécutoires, à l’exception d’illégalité d’un acte individuel ou encore aux décisions non réglementaires qui ne présentent pas le caractère de décisions individuelles. 

La décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 novembre 2023

Pour revenivr sur les faits, dix-huit justiciables ont saisi la Cour européenne des droits de l’Homme après s’être vus appliqués de façon immédiate le nouveau délai imposé par l’arrêt Czabaj, en 2016, alors qu’ils avaient chacun, une procédure en cours devant une juridiction administrative française. Ainsi, alors qu’ils étaient en première instance, en appel ou en cassation, le nouveau délai d’un an imposé par l’arrêt du 13 juillet 2016 a conduit à ce que leur recours soit jugé tardif. 

Ainsi, ils ont fait valoir : 

  • dans un premier temps, que la mise en œuvre même d’un délai raisonnable de recours contentieux pouvait constituer une violation de l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au droit à un procès équitable, 
  • dans un second temps, que l’application immédiate aux instances en cours de ce délai était contraire au même article. Les requérants font valoir que cette nouvelle règle de délai aurait dû s’appliquer seulement aux nouvelles procédures, et non de manière immédiate. 

Dans un premier temps, la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme ne remet pas en cause la création du délai raisonnable : « […] la Cour considère que la création, par voie prétorienne, d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de la jurisprudence opéré, ne porte pas, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel que protégé par l’article 6§1 de la Convention. » (§148)

Toutefois, dans un second temps, pour la question relative à l’application immédiate du délai, la Cour européenne des droits de l’Homme a donné raison aux requérants. La Cour justifie sa décision en affirmant que la France n’aurait pas dû appliquer immédiatement aux instances en cours ce nouveau délai de recours contentieux, qui a restreint leur droit d’accès à un tribunal dans la mesure où cette nouvelle règle de délai était, pour les requérants, à la fois « imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique. ».

Dans le considérant de principe, la Cour considère que « de l’ensemble de ces considérations, la Cour conclut que le rejet pour tardiveté, par application rétroactive du nouveau délai issu de la décision Czabaj, des recours des requérants, introduits antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, était imprévisible. (…) Dans ces conditions, la Cour considère que l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un tel point que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée. » (§161)

La Cour achève son raisonnement en estimant que l’article 6 §1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme a été violé en ce qui concerne l’application immédiate de la jurisprudence Czabaj. (§162.)

La portée de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 novembre 2023

Cette décision ne modifie pas le principe même du délai raisonnable d’un an, donc pour les contentieux à venir elle n’aura aucune incidence. Toutefois, pour les contentieux auxquels ce délai d’un an s’est appliqué immédiatement le 13 juillet 2016, la portée de la décision est différente. 

Pour les litiges soumis au juge administratif très peu de temps après la solution de l’arrêt Czabaj, qui sont encore pendants ou susceptibles de recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, le juge ne peut pas soulever l’irrecevabilité pour tardiveté sans risquer d’être censuré

Toutefois le juge administratif ne risque pas de l’être si le requérant a saisi la juridiction plusieurs mois ou plusieurs années après l’arrêt du 13 juillet 2016. Dans ce cas-là, le délai raisonnable d’un an n’était plus imprévisible et le requérant ne pouvait l’ignorer. 

Cette notion d’imprévisibilité renvoie à l’exigence de sécurité juridique tirée de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Certains auteurs de doctrine font remarquer que les deux décisions, l’arrêt Czabaj du Conseil d’Etat et l’affaire Legros de la Cour européenne des droits de l’homme, s’appuient sur le principe de sécurité juridique pour trancher le litige. Christophe Otero, maître de conférences à l’université de Rouen, ajoute qu’ “il en ressort un sentiment quelque peu déroutant ; celui que la sécurité juridique mène paradoxalement à une certaine insécurité juridique en raison des multiples interprètes qui ne peuvent que générer une multiplication des interprétations”. Si c’est au nom du principe de sécurité juridique que le Conseil d’Etat a imposé ce délai de deux mois pour éviter tout recours perpétuel, c’est également au nom de ce même principe que la Cour européenne des droits de l’Homme a censuré son application immédiate. Ainsi, face à cette i multiplication d’interprétations entourant la notion de sécurité juridique, les auteurs de doctrine se demandent si les justiciables ne risquent pas de se retrouver désorientés.

Pierre-Maxime DUCA-DENEUVE – M2 Droit public approfondi

Perrine CAMILLERAPP – M2 Droit public approfondi

Sources : 

Conseil d’Etat, Ass., 13 juillet 2016, n°387763, Czabaj

Cour européenne des droits de l’homme, 9 novembre 2023, Affaire Legros et autres c. France, requêtes n°72173/17 et 17 autres. 

CRUSOE, Lionel, “Délai de recours devant le juge administratif : l’action en justice contre une décision individuelle ne peut être exercée perpétuellement”, Revue de droit du travail 2016, p. 718. 

LANDOT Eric, La jurisprudence Czabaj n’est pas censurée par la CEDH… mais son application immédiate, OUI…, 09 novembre 2023, blog.landot-avocats.net

OTERO, Christophe, “Coup d’arrêt européen à la jurisprudence Czabaj ? Vous reprendrez bien un peu de sécurité juridique ?” AJ Collectivités Territoriales, 2023, p. 589.

ROUAULT, Marie-Christine, “Le principe de sécurité juridique s’oppose à ce qu’un recours juridictionnel soit formé au-delà d’un délai raisonnable” AJ Collectivités Territoriales, 2016, p. 572.  

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