Le droit des affaires à l’épreuve de l’action terroriste

En 1993, les Nations Unies adoptaient la déclaration de Vienne lors de la conférence mondiale sur les droits de l’homme : “les actes, méthodes et pratiques de terrorisme sous quelque forme que ce soit et dans toutes ses manifestations (…) visent à l’anéantissement des droits de l’homme, des libertés fondamentales et de la démocratie, menacent l’intégrité territoriale et la sécurité des États et déstabilisent des gouvernements légitimement constitués”

La vie des affaires peut s’avérer tumultueuse pour les entreprises et ses dirigeants. L’arrêt n° 868 de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, rendu le 7 septembre 2021 (19-87.367) en est une preuve supplémentaire. 

Cette décision des juges de cassation fait suite à une retentissante affaire de financement d’entreprise terroriste par le groupe Lafarge, groupe à la renommée internationale et spécialisé dans la production de ciment et de béton qui détient une cimenterie exploitée par une de ses sous-filiales, dénommée Lafarge Cement Syria (la société LCS). 

Entre 2012 et 2015, le territoire sur lequel se trouve la cimenterie a fait l’objet de combats et d’occupations par différents groupes armés, dont l’organisation dite Etat Islamique (EI).

Pendant cette période, les salariés syriens de la société LCS ont poursuivi leur travail, permettant le fonctionnement de l’usine. Logés par leur employeur, les salariés syriens ont été exposés à différents risques, notamment d’extorsion et d’enlèvement par différents groupes armés, dont l’EI. Concomitamment, la société LCS a versé des sommes d’argent, par l’intermédiaire de diverses personnes, à différentes factions armées qui ont successivement contrôlé la région et étaient en mesure de compromettre l’activité de la cimenterie.

Les associations Sherpa et European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), ainsi que onze employés syriens de la société LCS, ont porté plainte et se sont alors constitués partie civile auprès du juge d’instruction des chefs, notamment, de financement d’entreprise terroriste, de complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, d’exploitation abusive du travail d’autrui et de mise en danger de la vie d’autrui.

Les juges de la chambre criminelle ont dû alors se prononcer sur la validité en droit de l’arrêt d’appel (1) qui a déclaré irrecevables les mémoires des associations European Center for Constitutional and Human Rights et Sherpa, et a prononcé sur la requête de la société Lafarge SA en annulation de sa mise en examen.

I – Sur la question du financement de terrorisme et son impact sur les entreprises

Certaines entreprises peuvent directement ou indirectement prendre part au financement de l’action terroriste. L’une des étapes les plus importantes pour les réseaux criminels et terroristes repose sur le blanchiment de l’argent : procédé permettant de dissimuler l’origine frauduleuse de fonds en leur attribuant une origine légitime. Les différents Etats et notamment la France se dotent ainsi de moyens divers afin de lutter contre le blanchiment d’argent, cette lutte passe notamment par la mise en place de moyens d’action permettant de localiser et de neutraliser le blanchiment d’argent avant de perdre la trace des fonds. En aval, des sanctions envers les sociétés ayant facilité l’action terroriste sont également prévues. 

A- La lutte contre le blanchiment d’argent 

Le 23 mai 2021, le gouvernement de Jean Castex annonce la mise en place d’un nouveau plan national afin de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC-FT). Ce plan se découpe en cinq axes dont trois nous intéressent ici :

  • le deuxième axe porte sur la transparence financière : l’objectif étant que le registre des bénéficiaires effectifs des personnes morales créées en 2018 devienne accessible au grand public et plus seulement qu’à certaines autorités gouvernementales. Ainsi, chaque citoyen pourrait avoir accès à la liste du bénéficiaire effectif d’une société, notamment pour permettre aux sociétés réticentes de traiter avec elles ; 
  • le troisième axe porte sur un renforcement des prérogatives de TRACFIN, l’agence française chargée de la lutte contre le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme, mais aussi contre la fraude fiscale, sociale et douanière. L’objectif affiché est de développer des moyens permettant de lutter efficacement contre les formes émergentes de criminalité, notamment les financements par cryptomonnaie ; 
  • le quatrième axe concerne le gel des avoirs, des fonds et des ressources des entités finançant les réseaux terroristes, notamment les sociétés. Le gel pourra aussi concerner les entreprises dotant certains États d’armes de destruction massive. 

À l’échelle internationale, la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme portée par les Nations Unies en 1999 prévoit un certain nombre d’engagements pour les Etats, notamment dans la lutte contre le financement du terrorisme. 

L’article 5 de la Convention dispose notamment que les Etats parties doivent prendre les mesures nécessaires pour que la responsabilité d’une personne morale située sur son territoire ou constituée sous l’empire de sa législation soit engagée dès lors que celle-ci a commis une infraction en lien avec une entreprise terroriste. 

De même, on retrouve à l’article 8, les mesures précédemment évoquées de gel des fonds destinés à commettre les infractions. 

Enfin, la Convention dispose que les États doivent s’assurer que les institutions financières prennent des mesures afin de vérifier l’existence et la structure juridique de leurs clients, en obtenant via un registre privé ou public, une preuve de la constitution effective de la société. Des informations relatives au nom, à sa forme juridique, à son adresse ou à ses dirigeants peuvent être exigées (2). 

Ces mesures doivent ainsi permettre de contrôler la réalité juridique de certaines sociétés pouvant servir de façade aux organisations criminelles souhaitant acquérir des biens ou blanchir de l’argent auprès des banques. 

Une directive (3) européenne sur les marchés publics dispose en son article 57 des motifs d’exclusion des marchés publics ; ces derniers ne doivent pas être attribués à des opérateurs économiques qui ont participé à une organisation criminelle ou ont été déclarés coupables de corruption ou de fraude au détriment des intérêts financiers de l’Union, d’infractions terroristes, de blanchiment de capitaux ou de financement de terrorisme. 

Cet article pose toutefois la question du repentir. Quid d’une société ayant été condamnée pour ces différents motifs, qui s’acquitte de sa sanction, est-elle toujours inéligible ? La question reste d’autant plus sensible puisque les personnes morales ne pouvant être sanctionnées d’une peine d’emprisonnement, la seule sanction envisageable reste l’amende (le quintuple du montant prévu pour une personne physique). La dissolution de la société reste également une sanction complémentaire pour certains crimes particulièrement graves, mais alors la question de l’attribution devient inopérante. 

À noter : les contrats conclus entre l’Etat et certaines entreprises, portant sur des achats destinés à la lutte contre le terrorisme sont exclus des dispositions attenantes aux marchés publics du fait de leur confidentialité extrêmement élevée. 

Le Code pénal contient également des dispositions sur la répression du blanchiment d’argent, l’article 324-1 prévoit ainsi une peine d’emprisonnement de 5 ans et une amende de 375 000 € (ou le quintuple soit 1 875 000 € pour les personnes morales). La sanction sera identique en cas de simple tentative. 

Enfin, il faut également rappeler que l’article 421-2-2 du Code pénal dispose que “constitue également un acte de terrorisme le fait de financer une entreprise terroriste en fournissant, en réunissant ou en gérant des fonds, des valeurs ou des biens quelconques ou en donnant des conseils à cette fin, dans l’intention de voir ces fonds, valeurs ou biens utilisés ou en sachant qu’ils sont destinés à être utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre l’un quelconque des actes de terrorisme”. 

B- Le préjudice de l’action terroriste sur la société (4)

Il convient également de noter que les sociétés peuvent parfois participer malgré elles au financement du terrorisme. En effet, de plus en plus de sociétés peuvent être la cible de cyberattaques portant sur le paiement d’une rançon ou sur le “défacement” des sites internet, c’est-à-dire leur modification dans le but de diffuser des discours faisant la promotion de certaines organisations terroristes. Cela peut entraîner des coûts en cascade pour la société : paiement de la rançon, réfection des sites, atteinte sévère à l’image des entreprises, perte de partenaires économiques.

Les cyberattaques peuvent avoir aussi pour but de contrefaire des documents afin de se prévaloir de certains pouvoirs ou biens dont la société peut se prévaloir. 

Certaines sociétés sont évidemment plus sensibles que d’autres : sociétés d’armement, centrales nucléaires, sociétés de distribution d’énergie, etc. Ces sociétés sont qualifiées d’OIV. Ce sont des Opérateurs d’Importance Vitale qui doivent être protégés à un niveau sensiblement plus élevé que toute autre société et s’affranchir de contrôles réguliers.

L’attaque peut également venir de l’intérieur de la société, ainsi, le Service National des Enquêtes Administratives de Sécurité contrôle les personnes susceptibles d’obtenir un emploi en “lien direct avec la sécurité des personnes et des biens au sein d’une entreprise de transport public de personnes ou d’une entreprise de transport de marchandises dangereuses”.

II – Sur la mise en examen de la société Lafarge pour complicité de crime contre l’humanité

A- Explication de l’arrêt 

Tout d’abord, selon la Cour de cassation, l’infraction de “complicité” doit être examinée de manière particulière dans le cas d’une infraction criminelle de complicité de crime contre l’humanité. Elle exprime ceci en ces termes :  “la question se pose de savoir si la complicité doit être définie différemment du droit commun lorsqu’est en cause le crime contre l’humanité.

En droit pénal commun, l’article 121-7 du Code pénal précise les éléments constitutifs de l’infraction de complicité : “est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation.

La chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris avait jugé “qu’il ne peut être prétendu, que ledit financement manifestait l’intention de la société Lafarge de s’associer aux crimes contre l’humanité perpétrés par cette entité.” 

Les juges de cassation n’ont pas adopté cette argumentation et ont considéré, en se fondant sur l’article 121-7 du Code pénal, que ce dernier n’exige ni que le complice de crime contre l’humanité appartienne à l’organisation, le cas échéant, coupable de ce crime, ni qu’il adhère à la conception ou à l’exécution du plan criminel, ni encore qu’il approuve la commission des crimes de droit commun constitutifs du crime contre l’humanité. Il suffit qu’il ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l’humanité et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation. Les juges de la chambre criminelle jugent : “qu’en premier lieu, le versement en connaissance de cause d’une somme de plusieurs millions de dollars à une organisation dont l’objet n’est que criminel suffit à caractériser la complicité par aide et assistance. Il n’importe, en second lieu, que le complice agisse en vue de la poursuite d’une activité commerciale, circonstance ressortissant au mobile et non à l’élément intentionnel.”

Ainsi, se fondant sur les constatations de l’enquête qui démontrent que la société Lafarge avait une “connaissance précise” des exactions commises par l’EI en Syrie et en Irak et dont il se déduisait “que la société Lafarge a financé, via des filiales, les activités de l’EI à hauteur de plusieurs millions de dollars”, l’arrêt de la chambre d‘instruction de la Cour d’appel de Paris du 7 novembre 2019 qui a prononcé la nullité de la mise en examen de la société Lafarge pour les faits de complicité de crimes contre l’humanité a été cassé. 

B- Apports et conséquences de l’arrêt pour la pratique des affaires 

  1. L’accroissement de l’importance d’une direction de sûreté des entreprises au sein des groupes

L’exigence résultant de la décision de cassation du 7 septembre 2021 rappelle que face aux risques terroristes, les réponses ne peuvent plus être uniquement étatiques, dans une démarche d’anticipation des risques aux fins de conservation de la bonne image de l’entreprise et de préservation de l’économie, les entreprises doivent intégrer désormais cette problématique dans les dispositifs de sûreté selon Myriam Quéméner (5). Ce pourquoi, aujourd’hui, les entreprises du CAC40 ont déjà anticipé les risques avec des experts internationaux en sûreté, mais les PME et ETI (6) n’ont pas encore acquis ce réflexe ou n’en n’ont pas les moyens. L’employeur a obligation d’évaluer les risques et de mettre en œuvre les mesures nécessaires à la protection des salariés « dans un lieu particulièrement exposé aux risques » (7). 

  1. La première mise en examen d’une personne morale pour “complicité” de crime contre l’humanité

La chambre criminelle ouvre pour la première fois la voie à la mise en examen d’une personne morale pour “complicité” de crime contre l’humanité. En effet, l’article 121-7 du Code pénal, prévoyant le régime général de la complicité en droit pénal français, requiert simplement que le complice ait sciemment facilité la préparation ou la consommation d’un crime.

Une des innovations majeures de cet arrêt n° 19-87.367 est que la Cour de cassation tranche pour la première fois la question de l’élément moral de la complicité de crime contre l’humanité en ce qui concerne une personne morale. Ce faisant, la Cour affirme que le but économique des grands groupes internationaux n’empêche pas leur mise en cause pour complicité de crimes s’ils en ont sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation (8). 

Il apparaît alors à la lecture de l’arrêt commenté que la Cour de cassation a entendu donner toute son effectivité à cette infraction. Selon les juges une « interprétation différente des articles 121-7 et 212-1 du Code pénal, pris ensemble, qui poserait la condition que le complice de crime contre l’humanité adhère à la conception ou à l’exécution d’un plan concerté, aurait pour conséquence de laisser de nombreux actes de complicité impunis, alors que c’est la multiplication de tels actes qui permet le crime contre l’humanité » (9).

Cet arrêt prolonge la tendance jurisprudentielle actuelle tendant à étendre le champ de la responsabilité pénale des grands groupes de sociétés. Par exemple, le récent revirement de jurisprudence de la chambre criminelle qui permet aujourd’hui l’engagement de la responsabilité pénale de la société absorbante pour les comportements illégaux d’une société absorbée commis avant la fusion (10).

  1. Directeur sûreté du Groupe Lafarge mis hors de cause mais maintien de la responsabilité pénale du groupe

À la lecture de l’arrêt plusieurs questions restent en suspens, celles-ci renvoient à l’art. 121-2 du Code pénal quant à la responsabilité pénale des personnes morales : 

  • Pourquoi la société mère est mise en examen alors que l’on n’identifie pas précisément l’organe ou le représentant ayant commis l’infraction pour le compte de celle-ci, sauf à considérer que c’est le directeur général de la sous-filiale, voire le directeur sûreté du groupe, qui possède cette qualité ?
  • Pourquoi le directeur général de la sous-filiale LCS est mis en examen, mais pas la sous-filiale elle-même ? 

Ces questions demeurent en suspens, il faudrait alors admettre que la société mère doit assumer une responsabilité pénale en raison du comportement infractionnel adopté par sa sous-filiale, à l’instar de la responsabilité pénale des chefs d’entreprise. Cela nous renvoie à un arrêt (11) portant sur la détermination de la personne engageant la responsabilité pénale de la personne morale, à savoir les salariés ou l’organe de direction. Dans cet arrêt, les juges de cassation ont admis que des salariés d’une filiale puissent engager la responsabilité de la société mère. Ce qui peut permettre de comprendre comment la société Lafarge a pu être condamnée au titre des sommes versées par la sous-filiale. 

Aussi, il serait sans doute opportun que soit précisée, au regard de l’article 121-2 du Code pénal, l’articulation des responsabilités pénales au sein d’un groupe de sociétés (12). 

Louis-Marie Barrandon et Gabin Corvaisier – Master 2 Droit des Affaires et Fiscalité 

Notes de bas de page : 

1 : CA Paris, ch. d’instruction, 2ème section, n° 8, en date du 7 novembre 2019

2 : Article n°18, 1, b, ii) de la Convention Internationale pour la Répression du Financement du Terrorisme des Nations Unies de 1999

3 : Directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 dite directive “sur la passation des marchés publics”

4 :  Quéméner M.; “Terrorisme et entreprises : quelles réponses juridiques ?”, Sécurité et Stratégie, avril 2017, n°28

5 : Terrorisme et entreprises : quelles réponses juridiques ?” Sécurité et Stratégie, revue des directeurs sécurité d’entreprise, n°28, janvier 2018

6 : PME = Petites et Moyennes Entreprises 

  ETI = Entreprises de Taille Intermédiaire

7 : Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 7 décembre 2011, 10-22.875, Publié au bulletin, Jurisprudence Sanofi

8 : DALLOZ Actualités – Sur la question de la complicité de crime contre l’humanité de la société Lafarge SA

9 : Crim. 7 sept. 2021, n° 19-87.367, pt 70

10 : Crim. 25 nov. 2020, n° 19-86.955, RTD com. 2021. 215, obs. B. Bouloc 

11 : Cass Crim. 16 juin 2021 n°20-83.098

12 :  Procédure pénale – La chambre criminelle consolide son analyse de la complicité de crime contre l’humanité à l’égard d’une personne morale – Commentaire par Frédéric Stasiak

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