« La preuve appartient à celui qui allègue »
En droit français, dès lors qu’une demande en justice est effectuée auprès des magistrats, il est nécessaire à la partie demanderesse de prouver les faits nécessaires au succès de sa prétention, autrement dit les faits pertinents et contestés conformément à l’article 9 du Code de procédure civile et à l’article 1353 du Code civil en matière d’exécution forcée des obligations.
Or, en matière de preuve, il existe un véritable droit à la preuve en vertu duquel chaque partie bénéficie de la possibilité de présenter ses preuves, y compris lorsque d’autres droits fondamentaux sont en cause.
- Comment peut s’établir la preuve dans un procès civil ?
À ce titre, il existe un principe de liberté de la preuve. En effet, l’article 1358 du Code civil pose ce principe de manière explicite et dispose qu’« Hors le cas où la loi en dispose autrement, la preuve peut être rapportée par tout moyen ».
Autrement dit, dès lors que la loi n’exige pas l’apport de modes de preuve parfaits, c’est-à-dire, de preuves écrites comme cela est le cas en matière de preuve d’un acte juridique (manifestation ou accord de volonté qui produit des effets de droit, tels que les contrats) d’une valeur supérieure à 1 500€, il est possible de recourir à d’autres modes de preuve. Dans ce dernier cas, puisque l’apport de la preuve peut se faire par tout moyen, il est ainsi possible de faire produire en justice un SMS, un courriel électronique, une photographie, un enregistrement vidéo, un enregistrement audio ou encore le rapport d’un détective privé…
Quoi qu’il en soit, et malgré ce principe libéraliste, la preuve apportée doit répondre à certaines exigences en ce qu’elle doit, en principe, avoir été obtenue de manière loyale.
- Le principe de loyauté de la preuve
En l’état actuel du droit, l’exigence d’apporter une preuve loyale aux débats n’est consacrée et n’est définie par aucun texte législatif. En effet, l’élaboration et l’élévation de cette exigence aux côtés des principes directeurs du droit de la preuve est l’œuvre de la jurisprudence, et plus particulièrement de la Cour de cassation qui a, dans un premier temps, reconnu son existence puis qui a généralisé sa portée et ce, notamment en matière civile.
- La reconnaissance prétorienne du principe
C’est le 20 novembre 1991 que, pour la première fois, la Chambre sociale de la Cour de cassation a introduit dans une de ses décisions le principe de loyauté probatoire (Soc, 20 novembre 1991, 88-43.120).
Selon les faits, soupçonnant une de ses caissières de vol, un employeur avait eu l’idée de dissimuler un dispositif de vidéosurveillance donnant vue sur le lieu de travail de cette dernière afin d’obtenir, à l’insu donc de la salariée, l’enregistrement d’un de ses vols pour justifier par la suite un licenciement pour cause réelle et sérieuse. La salariée nouvellement licenciée a contesté la décision de son employeur devant le Conseil de prud’hommes puis devant la Cour d’appel de Colmar.
Ainsi, alors que la Cour d’appel de Colmar validait le licenciement pour cause réelle et sérieuse réalisé à l’appui de l’enregistrement vidéo, la Chambre sociale de Cour de cassation a cassé l’arrêt rendu par les juges du fond sur le fondement de l’article 9 du Code de procédure civile et érige au titre de principe que « si l’employeur a le droit de contrôler et de surveiller l’activité de ses salariés pendant le temps du travail, tout enregistrement, quels qu’en soient les motifs, d’images ou de paroles à leur insu, constitue un mode de preuve illicite ».
Bien que non explicitement mentionné, c’est bien sur le principe de la loyauté que la Haute juridiction s’est prononcée pour déclarer irrecevable un tel élément de preuve. En effet, ce qui a été reproché à l’employeur n’est pas d’avoir utilisé un enregistrement vidéo illustrant et prouvant la faute de sa salariée, mais d’avoir obtenu cette preuve grâce à la dissimulation d’un dispositif de vidéosurveillance, autrement dit, sans avoir pris le soin d’informer préalablement les salariés de cette installation.
À la suite de cet arrêt fondateur de 1991, de nombreux arrêts ont été rendus et ont déclaré irrecevables des éléments de preuve en raison d’un défaut de loyauté, ce qui a conduit à la généralisation du principe à toutes les branches de droit civil.
- La généralisation du principe
La loyauté de la preuve a été érigée au titre d’un principe général du droit suite à deux arrêts rendus par l’Assemblée plénière le 7 janvier 2011. En effet, suite à sa saisine, l’Assemblée plénière s’est référée et fondée explicitement, pour la première fois, au « principe de loyauté dans l’administration de la preuve ».
Ainsi, étant un principe général du droit, les preuves fournies aux débats doivent être loyales. Dire que la preuve doit être loyale revient donc à dire que :
- Toute preuve obtenue à l’insu de la personne contre qui elle est opposée est irrecevable en justice. À titre d’exemple, il n’est donc pas possible de présenter des preuves obtenues par le biais de caméras cachées ou grâce à l’enregistrement dissimulé de conversations téléphoniques.
- Toute preuve obtenue en violation d’un droit fondamental ou d’une protection particulière est irrecevable. Ainsi, par exemple, les preuves obtenues en dépit du secret bancaire ou du secret professionnel mais aussi les preuves obtenues en violation du droit au respect de la vie privée seront, en principe, écartées des débats.
Toutefois, puisqu’à chaque principe existe une exception, le respect du principe de loyauté de la preuve connaît un tempérament.
- Le tempérament apporté au principe de loyauté de la preuve
Le respect du principe de loyauté de la preuve suscite depuis de nombreuses années des interrogations. En effet, la Première chambre civile ainsi que la Chambre commerciale de la Cour de cassation s’étaient posées la question de savoir s’il ne fallait pas, afin de ne pas porter une atteinte déraisonnable au droit à la preuve du fait de l’irrecevabilité de la preuve, réaliser un contrôle de proportionnalité.
En ce sens, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans un arrêt du 22 décembre 2023, a récemment opéré un revirement de jurisprudence et a validé les tempéraments posés par plusieurs arrêts rendus par la première chambre civile et la chambre commerciale de la Cour de cassation. En effet, alors que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation déclarait irrecevables les preuves obtenues de manière déloyale ou illicite depuis 2011, cette dernière admet désormais leur recevabilité sous réserve de respecter deux conditions cumulatives :
D’une part, la preuve déloyale doit être indispensable à l’exercice des droits du justiciable. En d’autres termes, cette dernière doit être le seul moyen de preuve invocable dont dispose la personne pour prouver ses allégations. Si tel est le cas, refuser cette preuve reviendrait à porter atteinte au droit de la preuve dont chaque justiciable bénéficie.
D’autre part, la preuve déloyale ne doit pas porter une atteinte disproportionnée aux droits de la partie adverse. Autrement dit, l’atteinte portée aux droits de la partie adverse doit être proportionnée au but poursuivi. Ainsi, en présence d’une preuve déloyale, il appartient donc au juge de mettre en balance les intérêts en présence.
Par exemple, il est possible de faire appel à un détective privé si et seulement si cela constitue le seul moyen de prouver les allégations et si l’atteinte aux droits de la partie adverse est proportionnée. Dans une telle hypothèse, la Cour de cassation a déjà jugé que le recours à un détective privé est proportionné au but poursuivi si la filature de ce dernier se limite à un lieu public et qu’elle correspond à un espace-temps minime. En revanche, la filature sera considérée comme étant disproportionnée au but poursuivi si cette dernière dure plus de 6 mois ou si la photographie fournie par le détective privé a eu lieu dans un lieu privé ou intime. Dans ce dernier cas, l’atteinte au droit fondamental de la personne serait trop grande pour justifier la production d’une preuve déloyale en vertu, plus particulièrement, du droit au respect de la vie privée (protégé par l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme).
GOUÉRY Claire, Master 2 de droit privé général
SOURCES :
- « Quels sont les modes de preuve dans un procès civil ? », 8 mars 2023, Service-public.fr
- « Preuve : Règles de preuve – Les principes fondamentaux », Gwendoline LARDEUX, Répertoire de droit civil DALLOZ