Le droit de manifester, une liberté menacée face à la préservation de l’ordre public 

Afin de revenir sur la définition d’une manifestation, la Cour de cassation considère qu’elle consiste en un rassemblement statique ou mobile, sur la voie publique, d’un groupe organisé de personnes dans le but d’exprimer publiquement une opinion commune (Crim. 9 février 2016, n°14-82.234). On la différencie de l’attroupement, qui suppose, quant à lui, un élément intentionnel visant à troubler l’ordre public, réprimé par le Code pénal (art. 431-3 C.pén.)

I/ La protection relative de la liberté de manifester

Pourtant déjà évoqué dans l’histoire constitutionnelle française (Constitutions de 1791, 1793 et 1848), le droit de manifester n’est pas, à l’heure actuelle, consacré par la Constitution de 1958.  L’occasion de l’ériger au rang de droit constitutionnel s’était pourtant présentée en 1946 (art.16 du projet de Constitution de 1946).

!Il est cependant rattaché à liberté d’expression collective des idées et des opinions découlant de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789 (décision n°94-352 du Conseil constitutionnel du 18 janvier 1995, et décision n°2019-780 DC du 4 avril 2019 sur la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité), bien que cela ne confère pas en soi une valeur constitutionnelle à la liberté de manifester. 

Même constat au niveau européen et international : l’article 12 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ainsi que l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme ne reconnaissant que le droit pour toute personne à la liberté de réunion pacifique. Il n’y a donc pas de consécration européenne et internationale de la liberté de manifester malgré qu’elle constitue une valeur fondamentale dans une société démocratique et que les États sont obligés d’en garantir l’effectivité (CEDH, 12 juillet 2005, Guneri et a. c/ Turquie)

En droit français, la loi, quant à elle, prévoit respectivement la garantie de son effectivité et de son encadrement :

·   Article 431-1 du Code pénal 

·   Article L 211-1 et suivants du Code de la sécurité intérieure

II/ Une liberté encadrée et limitée 

A)  Un droit soumis à un régime de déclaration obligatoire

Le droit de manifester est un droit fonctionnel, il a vocation à être encadré puisqu’il suppose la revendication collective et publique de droits. Son exercice est ainsi soumis depuis 90 ans à une autorisation préalable prévue par un décret-loi du 23 octobre 1935.

Ce régime d’autorisation qui impose une déclaration préalable obligatoire constitue un instrument censé permettre l’anticipation et la coopération entre les autorités de police et les organisateurs des manifestations afin d’assurer leur caractère pacifique. À défaut d’une telle déclaration, ou si une manifestation est organisée en dépit d’une interdiction, l’organisateur peut se voir poursuivi sur le terrain de l’article 431-9 du code pénal :

·   1 an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende

·   Voire 3 ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amendes en cas de violences, voie de fait, destructions ou dégradations concertées

À noter que les manifestations conformes aux usages locaux sont exemptées de cette déclaration obligatoire préalable (processions, défilés traditionnels, cérémonies mémorielles, etc.).

B) L’exercice du droit de manifester sous réserve de la préservation de l’ordre public

Concrètement, le droit de manifester est soumis à un régime d’autorisation, prévu à l’article L 211-1 du Code de sécurité intérieure : “Sont soumis à l’obligation d’une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique (…)”. Cet article vise à assurer la préservation de l’ordre public, c’est-à-dire  :

  • La sécurité publique
  • La tranquillité publique
  • La salubrité publique
  • La moralité publique 
  • Le respect de la dignité humaine (CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727)

Une autorité investie des pouvoirs de police peut venir restreindre le droit de manifester,  si elle l’estime nécessaire et proportionné au but recherché à savoir la préservation de l’ordre public. Seuls le maire et le préfet, investis tous deux d’une telle autorité de police générale, peuvent venir interdire une manifestation.  

Cependant, le juge administratif reste sévère à l’égard de toutes les interdictions à caractère général et absolu du droit de manifester (CE, 12 novembre 1997, Ministre de l’Intérieur), même si paradoxalement il n’en reconnaît sa valeur fondamentale qu’en 2007 (CE, 5 janvier 2007, Min. de l’Intérieur contre Solidarité des Français) lui ouvrant les portes du référé-liberté prévu à l’article L521-2 du code de justice administrative (CJA). 

Le juge administratif opère un contrôle minutieux des restrictions portées au droit de manifester. Le Conseil d’État, érigé comme le garant de la liberté de manifester notamment depuis la crise sanitaire, a estimé que l’interdiction de manifester ne pouvait être justifiée par la situation sanitaire lorsque les « mesures barrières » pouvaient être respectées durant la manifestation (ord. référé CE, 13 juin 2020, Ligue des droits de l’homme, CGT-Travail et autres, n°440846, 440856, 441015) 

Le juge administratif est venu étendre son office, notamment par le biais du référé, et ce pour répondre aux enjeux conjoncturels qui multiplient le nombre de manifestations et qui le place comme acteur central. Il est possible de donner quelques exemples récents, telles que les manifestations pour le climat, les Gilets jaunes, la réforme des retraites, les agriculteurs, mais aussi celles en soutien de la Palestine.

Dans une ordonnance de référé en date du 18 octobre 2023, le Conseil d’État est venu rejeter le recours tendant à l’annulation d’un acte visant à interdire les manifestations en soutien à la Palestine ;  il a cependant refusé l’interdiction systématique de toutes ces manifestations en rappelant que chacune d’elle devait être traitée par le préfet au cas par cas.

En l’espèce, un télégramme du ministre de l’Intérieur avait été transmis aux préfets le 12 octobre 2023. L’acte ministériel, relatif aux conséquences des attaques terroristes subies par l’État d’Israël du 7 octobre, prévoyait l’interdiction des “manifestations pro-palestiniennes” en raison des troubles  à l’ordre public qu’elles sont susceptibles de générer. L’association Comité Action Palestine avait saisi le juge des référés du Conseil d’État afin d’obtenir la suspension de cet acte.

Le Conseil d’État est venu d’une part rejeter la requête et d’autre part préciser la portée du télégramme en ce qu’il ne porte manifestement pas une atteinte grave et illégale à la liberté de manifestation et à la liberté d’expression. Cependant il rappelle « qu’il appartenait aux seuls préfets d’apprécier au cas par cas et sous le contrôle du juge administratif s’il y a lieu d’interdire une manifestation présentant un lien direct avec le conflit israélo-palestinien, quel que soit la partie qu’elle vise à soutenir ». Ainsi les préfets ne peuvent légalement décider d’une interdiction par la seule référence au télégramme ministériel ou au seul motif que la manifestation en question vise à soutenir la population palestinienne.

Léa SOREL MIÑAMBRES, Master 1 Droit Public

Sources :

Conseil d’Etat, réf., 13 juin 2020, M. B., n°440846

Conseil d’Etat, ref., 18 octobre 2023, association Comité Action Palestine, n°488860

Conseil d’Etat, ref., 04 décembre 2023, Ligue des droits de l’homme, n°489743

Conseil constitutionnel, 18 janvier 1995, Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité, n°94-352 DC

Conseil constitutionnel, 04 avril 2019, Loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, n°2019-780 DC

Communiqué de presse, Le juge des référés du Conseil d’Etat suspend l’interdiction générale et absolue de manifester sur la voie publique, Conseil d’Etat, 12 juin 2020

Communiqué de presse, Manifestation de soutien à la cause palestinienne, il revient aux préfets d’apprécier, au cas par cas, si le risque de troubles à l’ordre public justifie une interdiction, Conseil d’Etat, 18 octobre 2023

Observation du gouvernement – Conseil constitutionnel, 18 janvier 1995, Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité, n°94-352 DC

Commentaire de la décision Conseil constitutionnel, 04 avril 2019, Loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, n°2019-780 DC

Bilan d’activité du Conseil d’Etat, 2021

La liberté de manifester, une liberté en danger ?, Anne Renaux, 1er avril 2021, Dalloz Actualité

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