La reconnaissance du Matrimoine

Si le terme patrimoine désigne les biens hérités du père, le terme matrimoine quant à lui désigne les biens hérités de la mère. L’usage du matrimoine n’est plus du tout courant aujourd’hui, pourtant, au Moyen-âge, quand un couple se marie, sont déclarés à la fois le patrimoine et le matrimoine. Aurore Evain, metteuse en scène et écrivaine, nous dit que « d’après Le Robert historique de la langue française, le mot « matrimoine » apparaît dès 1155 en ancien français sous la forme de matremuine, puis matremoigne, avant de devenir « matrimoine » en 1408. »

Le mot existe donc, mais il va disparaître des usages jusqu’à perdre son sens premier. Aujourd’hui, lorsque vous cherchez le matrimoine dans le Larousse, il n’y aura pas d’occurrences. Le Larousse vous fera bien des suggestions : patrimoine, matrimonial, marmonne, etc. mais vous ne trouverez pas la définition du matrimoine. Quant à la base de données du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), elle vous redirigera vers le terme « matrimonial », c’est-à-dire ce qui concerne le mariage. Cette disparition de l’expression matrimoine n’est pas sans conséquences, en effet, lorsqu’il n’y a plus de terme pour désigner une situation, c’est que la situation n’existe pas. En l’occurrence, si le terme matrimoine a perdu de son sens et n’est plus utilisé, c’est qu’il ne doit pas exister un héritage issu de la mère. Si nous poussons le raisonnement un peu plus loin, cela doit pouvoir signifier qu’il n’existe pas d’héritage culturel issu de la création des femmes. 

Pourtant, le matrimoine existe (I) et la résurgence du terme, ces dernières années, permet de penser qu’une reconnaissance du matrimoine est en bonne voie (II). 

  1. Etat des lieux d’un héritage culturel invisibilisé

Si nous nous concentrons sur le mot « patrimoine » au sens culturel, l’article L1 du Code du patrimoine nous en donne une définition : « Le patrimoine s’entend, au sens du présent code, de l’ensemble des biens, immobiliers ou mobiliers, relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique ». Cet article nous dit par ailleurs, que ce terme « s’entend également des éléments du patrimoine culturel immatériel ». 

Si la langue française a choisi « patrimoine » pour désigner son héritage culturel là où la langue anglaise lui a préféré le terme « heritage », ce n’est pas anodin. C’est même compréhensible puisqu’aujourd’hui, seulement 6 % des occurrences dans les manuels scolaires mentionnent des femmes et que dans les grands musées, les œuvres des femmes représentent en moyenne moins de 10 % des collections permanentes. 

Pourtant, dans le rapport du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE) intitulé Inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, nous pouvons lire : « Les programmes et œuvres obligatoires sont décidés en commission, à l’initiative de la direction générale de l’enseignement scolaire. La question de la présence ou non de femmes n’y a jamais été soulevée. « Nous demandons aux professeurs de français de transmettre une culture littéraire. Il y a donc un rapport au passé. Or, dans le passé littéraire, il n’y a pas beaucoup d’auteures femmes », estime Paul RAUCY, doyen du groupe des lettres de l’inspection générale. Les travaux d’Aurore EVAIN montrent le contraire, car dans le seul domaine du texte de théâtre, plus de 1500 autrices ont été repérées depuis le XVIIème siècle. Comme le fait remarquer Françoise CAHEN, les pistes ne manquent pas pour inclure des femmes dans les programmes : Marguerite DURAS, Madame de La FAYETTE, Annie ERNAUX, Marguerite YOURCENAR, Nathalie SARRAUTE, George SAND, Louise LABE… L’enseignante insiste : ces écrivaines « ne sont pas spécialement intéressantes parce qu’elles sont des femmes, mais elles méritent d’être étudiées pour ce qu’elles ont apporté d’essentiel à la littérature et à la société ».

Poussin, Balzac, Zola, Molière, Napoléon, Mozart, etc. Tous ces noms d’hommes vous parlent sûrement. Leurs équivalents féminins existent mais leurs noms nous viennent plus difficilement. 

Évidemment, il existe des femmes connues telles que Marie Curie, Simone Veil, Jeanne d’Arc, Simone de Beauvoir, Artemisia Gentileschi (Judith décapitant Holopherne) ou encore Georges Sand, cependant, elles sont vues comme des exceptions, des femmes qui ont réussi grâce à un talent et une force de caractère impressionnants. C’est vrai. Cependant, connaître uniquement ces femmes ne suffit pas pour rendre compte de l’immense complexité de l’histoire des femmes au cours des siècles. Il y en a d’autres, et même beaucoup d’autres : 

  • Catherine Duchemin (1630-1698) : artiste-peintre, première femme admise à l’Académie royale de peinture et de sculpture
  • Catherine Bernard (1663-1712) : première femme dramaturge jouée à la Comédie-Française
  • Louise Dupin (1706-1799) : femme philosophe des Lumières
  • Lili Boulanger (1893-1918) : compositrice et première femme à recevoir le Prix de Rome en 1913 à l’âge de 19 ans 
  • Alice Guy (1873-1968) : pionnière du cinéma mondial, première femme réalisatrice et productrice de l’Histoire

Depuis la préhistoire, les femmes ont créé, elles ont écrit, composé, joué, elles ont existé. A compter des années 1980, de nombreuses recherches en histoire des femmes ont vu le jour et permettent de multiplier les portraits de femmes oubliées. Ainsi, nous pouvons trouver aujourd’hui une définition du terme matrimoine sur le site Le Matrimoine de l’association HF Ile-de-France : « Le Matrimoine est constitué de la mémoire des créatrices du passé et de la transmission de leurs œuvres ». Il s’agit de désinvisibiliser ce qui a longtemps été oublié. 

Cependant, la mémoire vit à travers les yeux de ceux qui regardent. Ainsi, pour que l’héritage des créatrices du passé vive, il faut qu’il soit montré, regardé, discuté. Bien qu’il existe les Journées européennes du Patrimoine, des revendications portées par des mouvements féministes réclament que le terme matrimoine soit accolé au terme patrimoine.

  1. Les journées du Matrimoine, une initiative privée visant à s’institutionnaliser ?

Créées en 1984 à l’initiative de Jack Lang, les Journée Européennes du Patrimoine (JEP) ou European Heritage Days s’organisent sur le 3ème week-end du mois de septembre. D’ailleurs, en 1984, il s’agissait d’une seule journée qui s’appelait alors La journée portes ouvertes dans les monuments historiques. Ces journées sont l’occasion pour le public de découvrir ou de redécouvrir des lieux, des édifices, mais également des personnalités qui ont marqué l’Histoire. Les JEP sont organisées sous l’égide du ministre de la Culture par la Direction du patrimoine culturel et par les différentes directions régionales des affaires culturelles. Les sites, monuments ou événements présentés lors de ces journées doivent avoir un intérêt historique, artistique et architectural et la visite du lieu ainsi que les activités spécifiques proposées lors des JEP doivent être gratuites ou proposées à des tarifs préférentiels. 

Les Journées du Matrimoine se sont développées en 2015 à l’initiative de l’association HF Île-de-France, elles visent à « faire émerger « l’héritage des mères » et rendre visibles leurs œuvres ». HF Île-de-France est un collectif du Mouvement HF qui est une fédération inter-régionale pour l’égalité femmes-hommes dans les arts et la culture. Cette fédération est soutenue par le Ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes. Ainsi, « chaque année en septembre, le Mouvement HF associe dans plusieurs régions au niveau national les collectivités publiques, les institutions culturelles, les équipes artistiques, les acteurs et actrices de la société civile pour organiser les Journées du Matrimoine ». Ces journées, organisées au début principalement en région Île-de-France par le collectif Île-de-France, vont petit à petit se démocratiser et toucher d’autres régions. En 2018, il était possible de participer à des Journées du Matrimoine à Bordeaux et en région Normandie. En 2020, les régions Hauts-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes vont également organiser des Journées du Matrimoine. En 2021, nous pouvions retrouver des événements liés au matrimoine dans 6 régions. Ce sont alors les collectifs HF qui « construisent à l’échelle régionale une offre culturelle riche et diverse sur le Matrimoine ». 

Les Journées du Matrimoine font donc partie d’une initiative privée. Cependant, dans son rapport sur l’Inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, l’HCE recommande de « Renommer les « Journées du Patrimoine » en « Journées du Patrimoine et du Matrimoine » et mettre systématiquement en valeur les femmes dans les événements ou les animations programmées lors de ces journées. ». De même, ces Journées du Matrimoine sont en voie d’institutionnalisation puisqu’en 2023, l’appel à projets « Journées du Matrimoine en Normandie » a été lancé par le ministère de la Culture. En 2023, une pétition circule pour que les Journées Européennes du Patrimoine deviennent aussi celles du Matrimoine. 

Nous pouvons donc constater une réelle évolution des considérations quant à l’opportunité de reconnaître le terme matrimoine et de l’accoler au terme patrimoine. Le matrimoine ne vient pas concurrencer le patrimoine, il vient rééquilibrer et reconnaître le rôle des femmes dans les arts et la culture au fil des siècles. 

D’autres acteurs culturels, par une initiative propre, vont également proposer des événements relatifs au matrimoine. Dernièrement, l’Opéra de Rouen a mis à l’honneur des compositrices oubliées, dont Clara Schumann, Lili Boulanger ou encore Mel Bonis sous la direction de Chloé Dufresne dans un concert d’une heure et demie intitulé Musiciennes de légende. 

Aujourd’hui, nous utilisons le terme patrimoine avec l’idée qu’il désigne un héritage matériel et culturel commun, qui désigne à la fois celui des hommes et des femmes qui ont marqué l’histoire de France. Pourtant, étymologiquement, le terme patrimoine désigne bien l’héritage du père. Ainsi, il ne serait pas inconvenant d’utiliser le terme matrimoine pour désigner l’héritage matériel et culturel transmis par les femmes. Si l’on veut réellement tout regrouper sous un même terme, alors le terme d’Héritage culturel fonctionne, il est utilisé dans d’autres langues et c’est peut-être celui qui respecte le plus l’idée d’une société mixte et égalitaire. 

Roxane GUENARD – Master 2 Droit du Patrimoine et des Activités Culturelles

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