L’introduction du trouble anormal de voisinage

Selon le vocabulaire juridique de Gérard Cornu, le trouble anormal de voisinage est « un dommage causé à un voisin (bruit, fumées, odeurs, ébranlement, etc.) qui, lorsqu’il excède les inconvénients ordinaires du voisinage, est jugé anormal et oblige l’auteur du trouble à dédommager la victime, quand bien même ce trouble serait inhérent à une activité licite et qu’aucune faute ne pourrait être reprochée à celui qui le cause ». 

La théorie des troubles anormaux de voisinage est une création d’origine prétorienne selon laquelle « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage ». Jusqu’alors cette dernière ne faisait l’objet d’aucune codification cependant, face à l’émergence de contentieux en la matière, le législateur est intervenu en consacrant ladite théorie en matière de responsabilité civile.  

En effet, après adoption, le 3 avril 2024, par le Sénat de la proposition de loi n°1602 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels, un vote a été effectué le 8 avril dernier à l’Assemblée nationale afin de codifier, au sein d’un nouvel article 1253 du Code civil, la responsabilité fondée sur les troubles anormaux du voisinage tout en l’assortissant de limites. La loi consacrant ce principe a été promulguée le 15 avril 2024 avec pour principal objectif de limiter les conflits de voisinage, notamment à la campagne, et les plaintes de plus en plus nombreuses des néo-ruraux contre les agriculteurs. 

I. État du droit avant la réforme 

À l’origine, la théorie des troubles anormaux de voisinage résulte d’une construction jurisprudentielle et se base sur un régime de responsabilité sans faute dans lequel la simple preuve de l’anormalité du trouble permet de prétendre à l’application de ce régime. 

La Cour de cassation abordait déjà cette solution en 1966 dans un arrêt rendu le 24 mars, en considérant que « l’exercice même légitime du droit de propriété devient générateur de responsabilité lorsque le trouble qui en résulte pour autrui dépasse la mesure des obligations ordinaires de voisinage ». Selon Henri Capitant, la Cour de cassation dans cet arrêt « fait de l’anormalité du trouble la seule condition objective de responsabilité ». 

La Cour de cassation se fondait initialement sur l’article 1382 du Code civil (nouveau 1240 du Code civil) qui prévoyait la responsabilité du fait personnel, mais depuis 1986, la Cour fonde cette théorie sur un principe général du droit selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage ». La responsabilité pour trouble anormal de voisinage est une responsabilité autonome. (2ème Civ, 19 novembre 1986 n°84-16.379)

La responsabilité pour trouble anormal de voisinage est engagée par un fait générateur sui generis, non rattachable à l’un des trois faits générateurs de droit commun : fait personnel, fait des choses et fait d’autrui. Ce fait générateur suppose l’établissement de deux conditions : l’anormalité et le voisinage

Le trouble doit être anormal, or « est anormal ce qui… n’est pas normal ». Ainsi, le trouble du voisinage est qualifié « d’anormal » lorsque, les désagréments litigieux excèdent « les inconvénients normaux de voisinage » (Civ. 2e, 16 juill. 1969, no 68-10.993). Cette qualification d’anormalité (ou de normalité) du trouble permet de fixer la limite entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. 

Le trouble anormal reste une notion indéterminée, un « standard » qui permet aux juges d’apprécier de manière souveraine la situation en présence. Dit simplement, ce standard permet « une adaptation permanente du droit à une vie sociale changeante ». Ainsi, le trouble anormal n’obéit pas à des conditions à contenu immuable, mais repose sur une pluralité de critères non exhaustifs et évolutifs. 

L’appréciation de l’anormalité du trouble par les juges résulte d’une appréciation « in abstracto », en ce qu’elle consiste à qualifier d’anormal le trouble ressenti « comme tel par toute personne placée dans les mêmes conditions et exerçant la même activité que la victime ». Il en résulte que les prédispositions de la victime, telle sa sensibilité particulière ou sa fragilité psychologique, ne sont pas prises en compte pour qualifier le caractère anormal du trouble. 

Selon Geneviève Viney, Patrice Jourdain et Suzanne Carval « le trouble anormal serait celui qui excède la norme, envisagée abstraitement, du point de vue des gens normaux. […]pour ne s’attacher qu’aux réactions d’une personne normale et bien portante » (Traité de droit civil « les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 2017)

D’une part, l’appréciation de l’anormalité par les juges est guidée par un premier critère cardinal, un critère de « lieu et de temps » : les juges s’intéressent, dans leur appréciation de l’anormalité, aux circonstances de lieu et de temps. Les circonstances relatives au lieu permettent de faire varier l’appréciation des juges selon le caractère urbain ou rural, le caractère professionnel ou résidentiel et selon l’environnement où survient le trouble. Un même trouble pourra être considéré anormal en milieu urbain et normal en milieu rural, et inversement. 

Pour cette raison, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi d’un demandeur voisin d’un aéroport, au motif que celui-ci n’apportait pas la preuve que « les troubles subis et causés par les aéronefs des trois compagnies d’aviation excèdent la mesure des inconvénients normaux d’un aéroport ». Les circonstances relatives au temps de la journée permettent de faire varier cette appréciation selon l’heure de la journée, étant entendu qu’une perturbation diurne sera, en général, plus acceptable qu’une perturbation nocturne.

D’autre part, l’appréciation de l’anormalité par les juges est aussi guidée par un second critère cardinal : la recherche d’une certaine gravité du trouble. Il faut que le trouble allégué passe un certain niveau de nuisance pour être qualifié d’anormal (Civ. 2e, 16 juill. 1969, no 68-10.993). C’est ainsi que la Cour de cassation a, en 2020, rejeté un pourvoi au motif que « la dépréciation des propriétés concernées, évaluée par expertise à 10 ou 20 %, selon le cas, (…) ne dépassait pas, par sa gravité, les inconvénients normaux du voisinage, eu égard à l’objectif d’intérêt public poursuivi par le développement de l’énergie éolienne » (Civ. 3e, 17 sept. 2020, no 19-16.937)

Les juridictions peuvent également analyser le caractère continu d’un trouble. La Cour de cassation précise ainsi dans un arrêt du 29 avril 1997 : « le trouble de voisinage s’entend d’un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage et ayant une certaine continuité ». Mais, l’exigence de gravité explique notamment que le trouble anormal puisse être autant un trouble continu qu’occasionnel tant qu’il est suffisamment grave. 

II. Les modifications apportées par la loi 

La loi du 15 avril 2024 crée un nouvel article 1253 dans le Code civil reprenant le principe de responsabilité fondée sur les troubles anormaux du voisinage en son premier alinéa. Le trouble de voisinage entraîne la responsabilité de plein droit de son auteur, qu’il soit provoqué par le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, l’exploitant d’un fonds, le maître d’ouvrage « à condition qu’il excède les inconvénients ordinaires du voisinage ».

Le second alinéa du texte pose ensuite une exception à ce principe. La responsabilité de la personne ne peut pas être engagée si l’activité :

  • est antérieure à l’installation de la personne se plaignant du trouble anormal ;
  • qu’elle respecte la législation ;
  • et se poursuit dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine de l’aggravation du trouble anormal de voisinage.

Il s’agit d’une reprise de la « théorie de la préoccupation » qui figurait à l’article 113-8 du Code de la construction et de l’habitation, lequel disposait que « Les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque (…) la prise de bail est établie postérieurement à l’existence des activités ». Le nouvel article 1253 reprend l’idée selon laquelle, il ne sera pas possible d’engager la responsabilité d’une personne lorsque l’activité qui génère des nuisances est antérieure à l’installation du plaignant. 

            Claire Gouéry et Ronan Capron – – Litique, Master 2 Droit privé général

Sources : 

  • Répertoire de droit immobilier 2023, Rafel Amaro 
  • La proposition de Loi n°1602 visant à “adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels”

  

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