« Qu’est-ce qui fait la valeur d’une œuvre d’art ? Pourquoi un faux aurait-il moins de valeur qu’un original ? L’insuffisance de la réglementation sur les faux artistiques.»
Selon Robert Brisebois, « la valeur d’une œuvre n’existe que dans l’esprit de ceux qui l’apprécient ». Indéniablement, nombreux sont ceux qui ne s’émouvront pas devant un La Nuit étoilée de Van Gogh, tandis que d’autres décèleront un génie dans les nébuleuses du peintre hollandais à l’instabilité notoire… Pourtant, amateurs d’art ou non, ne trembleriez-vous pas si vous teniez la célèbre Joconde de da Vinci entre vos mains ? Il ne s’agit pourtant que d’une toile rehaussée de pigments bien assortis… L’une des créations les plus convoitées, si ce n’est la plus convoitée, dont le rayonnement culturel et la valeur restent inestimables.
Cependant, en interrogeant amateurs, experts et indifférents sur la valeur d’une œuvre d’art, il est fort probable qu’ils ne s’accordent ni sur la réponse, ni sur les critères d’évaluation. Esthétisme, contexte, auteur, temporalité, sujets abordés…
Étymologiquement, le mot « œuvre » vient du latin « opera », signifiant « ouvrage, travail », et « art » de « ars » en latin et de « techne » en grec, alors rapprochable à la technique. Ensemble, ces deux termes définissaient donc historiquement une activité humaine de production, évoluant au XVIIe siècle dans une dimension esthétique avec la notion de « beaux-arts ».
C’est d’ailleurs sous cet angle que le dictionnaire de l’Académie française définit l’œuvre d’art, comme « ouvrage de l’esprit, produit de l’activité intellectuelle et artistique ».
Juridiquement, l’article 534 du code civil l’associe soit à un meuble lorsqu’elle est destinée « à l’usage et à l’ornement des appartements » tels que la porcelaine, une tapisserie ou un siège, tout en englobant les tableaux et les statues selon l’alinéa 2 du même article, soit à une collection susceptible de se trouver « dans les galeries ou pièces particulières ». Cette qualification est donc nécessaire pour déterminer le régime juridique qui lui est applicable.
Le code de la propriété intellectuelle quant à lui, fait davantage référence à une « œuvre de l’esprit ». On entend par là une création née d’un effort intellectuel de forme originale, c’est-à-dire nouvelle et traduisant la personnalité de son auteur. Celle-ci est alors protégée par le droit d’auteur, composé de droits moraux (inaliénables, perpétuels et imprescriptibles) comme le droit de paternité obligeant quiconque à mentionner le nom de l’auteur ou le droit au respect de son œuvre qui condamne toute atteinte à celle-ci, mais également de droits patrimoniaux portés sur l’aspect financier de son exploitation.
En philosophie, de nombreux intellectuels se sont penchés sur la notion « d’art ». Emmanuel Kant affirme dans Critique de la faculté de juger, qu’une œuvre d’art exprime le « beau », un sentiment universel à tous les hommes qui est cependant à différencier de « l’agréable », alors restreint à une perception subjective. En d’autres termes, celui qui s’exprime sur la beauté « ne juge pas seulement pour lui, mais pour autrui » et se concentre sur la qualité de l’œuvre. Ce jugement esthétique reposerait alors sur un consensus objectif et commun autour du beau.
L’étude des différentes manières d’appréhender la notion « d’œuvre d’art » montre en réalité que la valeur que l’on accorde à une œuvre dépend de notre sensibilité mue par plusieurs facteurs politiques, sociaux, scientifiques ou encore culturels. Ainsi, elle ne se limite pas à la somme d’argent qu’elle représente : elle influence notre perception, et de là découle notre comportement à son égard. Les œuvres muséales en sont l’exemple même, dont les précautions pour leur conservation, leur transport ou leur restauration, traduisent parfois d’une maniaquerie scrupuleuse.
Mais si les caractères esthétiques et artistiques sont mis en avant dans la définition de l’œuvre d’art, ce sont des critères tels que l’ancienneté, la rareté, les appartenances (auteur, possesseur…) ou encore le contexte de création qui vont intéresser les experts pour s’accorder sur la valeur de celle-ci.
Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, Han van Meegeren est arrêté par les forces Alliées pour collaboration avec l’ennemi : il aurait vendu un trésor national hollandais au Reichmarshall collectionneur et amateur d’art, Hermann Göring.
L’œuvre en question, intitulée Le Christ et la parabole de la femme adultère, intéressa particulièrement l’officier allemand par le fait que son auteur, Johannes Vermeer (1632-1675), est considéré comme l’un des plus grands peintres hollandais du XVIIe siècle. Un maître reconnu qui n’a pourtant laissé qu’un maigre héritage : 37 tableaux authentifiés, dont La Laitière (1658-1660) et La Jeune Fille à la perle (vers 1665). Ainsi, lorsqu’il lui fut rapporté que Han van Meegeren en possédait un, il ne manqua pas l’occasion d’acquérir l’une des rares toiles du « sphinx de Delft ».
Pour cette trahison, Han van Meegeren encouru la peine capitale. Mais il ébranla le monde de l’art lorsqu’il avoua : « Je l’ai peint moi-même. Je les ai peints, tous… ».
Le scandale éclata, bien que le scepticisme des jurés tempéra les retombées de cette déclaration : entre les années 1930 et 1940, cinq œuvres de Vermeer avaient été retrouvées, authentifiées par des experts dont le célèbre Abraham Bredius, puis acquises par de grands collectionneurs et des musées contre des sommes conséquentes. Femme lisant de la musique en 1935, Les Disciples d’Emmaüs en 1936… Le Rijksmuseum proposera d’ailleurs un échange de l’un d’eux contre l’authentique Lettre d’amour de Vermeer !
Mais comment Han van Meegeren s’y est-il pris pour tromper les expertises, dont celle d’A. Bredius, justement réputé pour la fiabilité de ses attributions ?
Pour ôter tout doute à l’assemblée, Van Meegeren fonda sa défense sur une démonstration, proposant de réaliser un faux sous l’œil attentif de témoins. Cinq mois durant, il prit soin de révéler les étapes de sa technique basée sur l’utilisation de véritables tableaux du XVIIe dont il nettoyait la surface, recouvrait des mêmes pigments que ceux utilisés par Vermeer, craquelait puis cuisait la toile. Recourant enfin à des procédés chimiques complexes, la peinture durcissait tant qu’elle ne se diluait plus au test d’alcool… En un mot : prodigieux.
Le faussaire choisira habilement de représenter Le Christ parmi les docteurs, un épisode biblique où un innocent établit « sa supériorité sur les savants ». L’œuvre convaincra les juges, qui ne le condamneront qu’à un an d’emprisonnement.
Si le journal L’Aube, dans une parution du 30 octobre 1947, révélera que la principale motivation du faussaire était de « se venger des critiques hollandais qui refusaient de reconnaître son talent personnel […], prouver son génie en se montrant capable d’égaler les grands maîtres du XVIIe siècle. », van Meegeren met également en exergue les problématiques suivantes : pourquoi un faux aurait-il moins de valeur qu’un original ? Qu’est-ce qui fonde finalement la valeur d’une œuvre d’art ?
Bien que les faux artistiques aient toujours existé, le phénomène s’est néanmoins accentué depuis le XVIIIe siècle, dès lors que l’attribution d’une œuvre à un artiste de notoriété est devenue un élément probant concernant la valeur de celle-ci. Une œuvre signée peut rehausser jusqu’à dix fois sa valeur initiale ! Le fait que les toiles de Van Meegeren aient été adulées lorsqu’elles étaient présentées sous le nom d’un autre, en est le parfait exemple.
Selon l’UNIFAB, la douane française aurait saisi 9,1 millions de faux en 2021, soit 62% de plus qu’en 2020.
L’essor de ces pratiques s’expliquerait par la hausse du prix des œuvres d’art et de la demande, la vente d’art en ligne, l’intérêt des organisations criminelles pour le trafic de biens culturels ou encore le perfectionnement des techniques de fraudes grâce aux avancées scientifiques et technologiques.
Or, la réglementation punissant ces atteintes aux droits de la propriété intellectuelle reste limitée, bien que l’art, en tant que chose de tous, « l’atteinte à sa vérité ou à sa provenance doit être sanctionnée au nom de l’intérêt général ».
En France, colloques et rapports ont mis en évidence les insuffisances de la loi dite « Bardoux » du 9 février 1895 sur les fraudes en matières artistiques face aux évolutions du marché de l’art, notamment le sénateur Bernard Fialaire, à l’origine d’une proposition de loi en 2022 portant réforme de cette dernière.
En effet, la loi Bardoux ne condamne pénalement que l’usurpation d’un nom « sur une œuvre de peinture, de sculpture, de dessin, de gravure et de musique » par la seule signature dont l’authenticité n’est pas établie. Or, le numérique a introduit de « nouvelles formes de création » telles que la photographie, les manuscrits, les arts appliqués, ainsi que des « faux sans signature ou sans auteur identifié ». Le texte soumet aux mêmes peines les professionnels (marchands et commissionnaires) qui auraient sciemment « mis en vente ou en circulation les objets revêtus de ces noms, signatures ou signes ».
De plus, les œuvres anciennes « tombées dans le domaine public » n’entrent pas dans le champ d’application du délit de fraude artistique. Elles sont pourtant nombreuses à être touchées par ce fléau, comme le témoigne l’affaire Meegeren qui s’inspirait de tableaux peints au XVIIe.
Les sanctions pénales restent peu dissuasives en comparaison d’infractions voisines telle que l’escroquerie, qui vise « à obtenir un bien, un service ou de l’argent par une tromperie (manœuvres frauduleuses…) » avec un critère d’intention de tromper la victime : deux ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende contre sept ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amende.
Bernard Fialaire met également en évidence l’impossibilité de rapprocher le faux artistique du « faux » tel qu’abordé dans l’article 441-1 du code pénal, punissant le fait d’altérer consciemment la vérité par la fabrication d’un faux document, la modification frauduleuse d’un document, une fausse signature ou l’imitation de signature. En effet, la notion serait trop réductrice puisque l’essence de l’art « n’est pas seulement l’expression d’une pensée, mais également la manifestation d’une sensibilité ».
Si la sanction de contrefaçon telle que définie par l’article L. 335-2 du code de la propriété intellectuelle condamne toute atteinte à un droit d’auteur en ce qui nous concerne, elle est encore inadaptée par le fait que « toute atteinte à l’art va au-delà de l’intérêt particulier » de l’auteur.
Enfin, selon l’article 3 et 3-1 de la loi, le juge peut procéder à la confiscation du bien illicite ou sa remise au plaignant, y compris en cas de non-lieu ou de relaxe lorsque l’œuvre n’est pas qualifiée de « faux ».
Dans ce contexte, le Sénat a adopté en première lecture une proposition de loi le 16 mars 2023, portant réforme de la loi du 9 février 1895 sur les fraudes en matière artistique, dans l’objectif de mieux protéger l’acheteur, l’artiste-auteur et le professionnel. Suite à une première lecture par l’Assemblée nationale en juillet 2024, le texte fut renvoyé à la Commission des affaires culturelles et de l’éducation.
Certains expliquent l’insuffisance de la réglementation concernant la lutte contre les faux artistiques par la fascination du public vis-à-vis des faussaires, notamment rendus célèbres par la production cinématographique. Ce fut le cas de Dan Friedkin, qui réalisa en 2019 un film sur l’affaire Van Meegeren, intitulé The Last Vermeer, dont l’histoire agita le monde de l’art. Certains, comme le critique d’art Dirk Hannema, tenteront vainement de prouver l’authenticité des Disciples d’Emmaüs. Et le journal L’Aube publiera en 1951 un article intitulé « Vanité des expertises – saura-t-on jamais si les « faux Vermeer » sont authentiques ? ».
Anaëlle Soret – Étudiante en Master 2 Droit du patrimoine et des activités culturelles
Sources :
https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9O0255
https://www.hda-avocats.com/publications/fraudes-en-matire-artistique-de-nouveaux-problmes-rsoudre
https://www.vie-publique.fr/rapport/292715-rapport-de-mission-sur-les-faux-artistiques
https://www.vie-publique.fr/loi/288664-fraudes-artistiques-proposition-de-loi-fialaire