Cour d’appel de Paris, chambre 12, pôle 5, 18 juin 2024, n°23/14348
La nouvelle chambre de la cour d’appel de Paris dédiée aux contentieux émergents liés au devoir de vigilance et à la responsabilité écologique, qui a pour but d’assurer une meilleure prévisibilité des décisions futures, particulièrement sur les questions climatiques, a rendu ses premières décisions le 18 juin 2024.
Dans un contexte de responsabilisation accrue des multinationales, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris (RG n° 23/14348) dans l’affaire TotalEnergies marque une étape déterminante dans la structuration des contentieux relatifs au devoir de vigilance. Cette affaire concerne une action en justice engagée par des associations de défense de l’environnement et plusieurs collectivités territoriales, dont Amnesty International France, Notre Affaire à Tous et France Nature Environnement, contre la société TotalEnergies SE. Les parties civiles reprochaient à cette dernière de ne pas respecter les obligations prévues par la loi française relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Ainsi, cette loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, impose aux sociétés employant, selon les cas, au moins 5 000 ou 10 000 salariés (1), d’établir, de publier et de mettre en œuvre dans un plan de vigilance des mesures raisonnables propres à identifier et à prévenir ou atténuer les risques d’atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes, ainsi que l’environnement, résultant de leurs activités et de celles des éventuelles sociétés qu’elles contrôlent.
Selon les demandeurs, le plan de vigilance de TotalEnergies était insuffisant, notamment en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, ce qui, selon eux, contrevient aux objectifs de l’Accord de Paris sur le climat. Après l’envoi en 2019 d’une mise en demeure ordonnant la régularisation du plan sous trois mois, comme prévu à l’article L.225-102-4 II du code de commerce, les associations et collectivités ont dû initier une action judiciaire, pour manquement à cette obligation. Nonobstant, le juge de première instance a déclaré irrecevable cette demande, invoquant des manquements procéduraux, notamment l’absence de concordance stricte entre la mise en demeure et l’assignation.
Cet arrêt arrive dans un contexte où l’Union européenne renforce également ses exigences, avec la Directive (UE) 2024/1760 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Cette directive impose aux entreprises de surveiller et prévenir les risques sociaux et environnementaux, en exigeant la consultation des parties prenantes et en prévoyant des mécanismes de sanctions pour les entreprises non-conformes.
Ainsi, la jurisprudence française s’aligne sur cette nouvelle approche européenne, visant à rendre plus accessible l’action en justice pour les parties civiles. À travers cet arrêt, la cour d’appel de Paris adapte les standards de vigilance aux défis environnementaux actuels, en ré-interprétant la recevabilité des actions et le rôle de la mise en demeure pour contourner les obstacles procéduraux souvent exploités par les grandes entreprises.
I. Une clarification procédurale face aux actions écologiques.
A. Le rôle de la mise en demeure : une formalité d’alerte impérative, mais sans conciliation obligatoire.
Contrairement aux décisions de première instance qui qualifiaient la mise en demeure comme une tentative de conciliation préalable, l’arrêt du 18 juin 2024 redéfinit son rôle. En statuant que « la mise en demeure a pour but de permettre au débiteur de l’obligation de vigilance de remédier aux insuffisances de son plan, sans pour autant être une phase obligatoire de dialogue pré-contentieux », la cour d’appel rappelle que la mise en demeure n’est qu’une formalité visant à alerter la société sans obliger à des échanges amiables (2).
Cette décision protège ainsi les associations et collectivités d’une instrumentalisation de la mise en demeure par les entreprises. En première instance, TotalEnergies s’était appuyée sur cette interprétation pour contester la recevabilité de l’action en affirmant que les parties civiles n’avaient pas respecté le caractère préalable de la conciliation. Ce positionnement permet à la cour d’appel de rectifier une « impasse procédurale » et offre aux demandeurs un droit d’action assaini d’exigences de formalité trop lourdes. En effet, au sein de la doctrine, les auteurs soulignent que « le dialogue pré-contentieux n’est ni une condition de validité de la mise en demeure, ni, partant, une condition de recevabilité de l’action ». Cette approche suit la lettre de l’article L. 225-102-4 du code de commerce, qui n’impose pas de conciliation obligatoire.
B. Une distinction substantielle entre la mise en demeure et l’assignation.
En outre, l’arrêt du 18 juin 2024 marque un tournant en matière de recevabilité des actions fondées sur le devoir de vigilance. En effet, les juges décident d’éluder l’interprétation stricte de la mise en demeure et de l’assignation. En première instance, un parallélisme absolu entre ces deux éléments était de mise. De facto, les juges estimaient que toute différence entre les demandes figurant dans la mise en demeure et celles de l’assignation entraînait l’irrecevabilité de l’action. La cour d’appel adopte ici une approche ductile, en permettant que les demandes de l’assignation « visent en substance les mêmes obligations que celles ayant fait l’objet de la mise en demeure en s’y rattachant avec un lien suffisant » tout en acceptant certaines précisions ou ajustements (3).
Cette interprétation pragmatique, assujettissant uniquement la « substance » de la mise en demeure et non son corps d’origine, facilite l’accès au juge des associations et collectivités qui souhaitent contester le contenu du plan de vigilance des entreprises. Elle permet, en effet, de surmonter un obstacle procédural que le tribunal judiciaire de Paris avait érigé tel une barrière hémato-encéphalique pour les parties civiles. Selon les auteurs Jean-Baptiste Barbièri et Antoine Touzain, « la cour rejette le principe d’identité entre la mise en demeure préalable et l’assignation », ce qui constitue un assouplissement bienvenu pour les contentieux en vigilance.
II. Une décision en adéquation avec son temps.
A. Reconnaissance de l’intérêt à agir des collectivités territoriales et des associations : une avancée en faveur de l’accès aux contentieux climatiques.
La cour d’appel reconnaît également dans cet arrêt, l’intérêt à agir des collectivités territoriales et des organisations de défense de l’environnement. Ce « locus standi », fondé sur l’article L. 225-102-4 du code de commerce, autorise toute personne justifiant d’un intérêt à agir, à solliciter l’intervention judiciaire pour non-respect du devoir de vigilance.
La cour d’appel ouvre la voie à une « ruée vers les mégapollueurs » pour les associations, puisqu’elle estime que la liste des parties autorisées à agir n’est pas limitative. En effet, les associations peuvent agir tant que leur objet statutaire inclut la défense de l’environnement, même sans agrément.
En revanche, l’intérêt des collectivités locales est interprété de manière restrictive. Ces dernières doivent démontrer des impacts spécifiques du réchauffement climatique sur leur territoire pour être recevables. Seule la ville de Paris, en l’espèce, a pu prouver cet impact, en raison de son exposition élevée aux risques climatiques. La cour limite ainsi le droit d’agir des collectivités pour éviter un « contentieux universel » climatique, tout en laissant une possibilité d’agir pour celles directement affectées.
Toutefois, ce quasi « défiltrage » de l’intérêt à agir, laisse entrevoir une vague sempiternelle d’actions intentées par des associations « pour un oui ou pour un non ». En effet, les juges ont ouverts les portes en grand, pour n’importe quelle association environnementale. De surcroit, si l’on pousse le raisonnement un peu plus loin, ce « locus standi » peut être invoqué par n’importe quelle association qui défend les droits humains, les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes – puisque les juges rendent une décision à propos de l’article L. 225-102-4 qui ne parle pas de l’environnement en particulier, mais du plan de vigilance des sociétés remplissant les conditions posées par l’article – donc environ 70 % des associations qui existent. Enfin, on peut également étendre cette solution à la responsabilité écologique prévue à l’article 1248 du code civil qui use également d’un « intérêt à agir », pas si différent de celui de l’article L. 225-102-4 du code de commerce, à noter que la qualité à agir doit être prouvée en outre, pour la responsabilité écologique.
B. Le cumul d’actions sur la réparation du préjudice.
Enfin, les juges d’appel admettent le cumul de l’action de l’article L. 225-102-4 du code de commerce avec celle de l’article 1252 du code civil car, l’obligation « d’identifier dans un plan de vigilance les risques découlant de leurs activités et de prévoir les actions de nature à prévenir ou réduire les atteintes graves qui en résultent et qui permet le recours au juge en cas de manquement à cette obligation, n’a pas créé un régime spécial de responsabilité excluant la responsabilité au titre du préjudice écologique », de sorte que « les deux actions peuvent être mobilisées de façon complémentaire, à charge pour les parties demanderesses, si elles sont jugées recevables, de justifier devant le juge du fond du bien fondé de leurs prétentions en fonction des manquements ou fautes propres à chaque action, tenant pour l’une à l’existence d’un dommage de nature écologique à prévenir ou à faire cesser, pour l’autre à l’insuffisance du plan de vigilance » (4).
Ainsi, l’action tend à compléter le plan sur le fondement de l’article L. 225-102-4 du code de commerce à titre principal et, à titre subsidiaire, à publier et mettre en œuvre des actions adaptées sur le fondement de l’article 1252 du code civil.
Nonobstant, les juges, par un très bon raisonnement, ne s’attachent pas au principe « specialia generalibus derogant ». La cour étaye les différents fondements invoqués et essaye de s’attacher à la lettre exacte des textes. Ils prévoient l’usage du II de l’article L. 225-102-4 du code de commerce ayant pour but le respect et la mise en place d’un plan de vigilance, définis au I du même article. Ainsi, la non-application des « actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves » peut faire l’objet d’une astreinte à les respecter, demandée par tout intéressé. À côté de cela, l’article 1252 du code civil et l’action qui en découle est d’une tout autre nature. Cette action permet de « prescrire les mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le dommage » écologique. Dès lors, l’action n’a plus comme noyau l’irrespect du plan de vigilance, mais le dommage écologique qui fonde une oukase à faire cesser l’illicite.
En l’espèce, le fond du problème était de nature écologique, sur la base du plan de vigilance. Il en résulte que l’article L. 225-102-4 du code de commerce, renvoyant à l’irrespect d’un plan de vigilance et l’article 1252 du code civil, renvoyant lui-même au préjudice écologique, font que cette gymnastique intellectuelle prévoyant la complémentarité des textes est plutôt logique.
Cette décision nous fait approuver le raisonnement des juges, avec une once de reproche. En effet, les juges ont bien « essayé » de s’attacher à la lettre des textes, malheureusement une erreur s’est glissée dans leur raisonnement. S’agissant du II de l’article L. 225-102-4 du code de commerce, les juges prévoient que « l’action fondée sur l’article L. 225-102-4 du code de commerce porte sur l’obligation de publier dans un plan de vigilance les actions à mettre en œuvre pour réduire les risques d’atteintes graves découlant d’une activité », nonobstant, l’article prévoit lui que « lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas, la juridiction compétente peut, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter ». Force est de constater que le II prévoit le respect des obligations prévues au I du même article, qui lui-même prévoit l’application et la mise en « œuvre de manière effective » du plan de vigilance et pas uniquement l’obligation de publier au sein d’un plan de vigilance. Il est dommage qu’une telle erreur se soit glissée au sein de cette décision qui est, toutefois, rattrapée par la complémentarité des deux articles.
Enfin, quid de la question de la réparation du préjudice ? Le préjudice écologique n’est réparable qu’à partir du moment où il existe une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. », l’article 1252 du code civil fonctionnant « indépendamment de la réparation du préjudice écologique ». De facto, l’obtention d’une réparation peut être plus aisée sur la base de l’article L. 225-102-5 du code de commerce qui ne demande qu’un manquement aux obligations du plan de vigilance ayant causé un préjudice.
Conclusion
En adoptant une approche favorable aux contentieux en matière de devoir de vigilance, l’arrêt du 18 juin 2024 anticipe les exigences de la Directive (UE) 2024/1760, en créant un boulevard pour les actions climatiques. L’Union européenne, dans cette directive, appelle en effet à renforcer la transparence et la responsabilité des entreprises en matière de durabilité. Cette convergence de la jurisprudence française avec les standards européens marque un tournant dans le droit de la responsabilité des entreprises.
Ensuite, en clarifiant les critères de recevabilité des actions et en rejetant des exigences procédurales excessives, la cour d’appel encourage les entreprises à intégrer substantiellement et diligemment les préoccupations environnementales dans leurs pratiques. Cette décision redonne aux collectivités et associations un rôle moteur dans la défense du climat face aux géants industriels. En outre, elle conforte l’alignement du droit français avec les engagements internationaux en faveur de la protection de l’environnement et des droits humains.
Cependant, cet enthousiasme est tempéré par des critiques : l’arrêt ne concerne que les aspects procéduraux, sans aborder le fond du devoir de vigilance. Cela s’inscrit dans une tendance décevante de décisions orientées vers la procédure plutôt que vers la substance, laissant en suspens l’objectif de la loi de 2017 qui est de renforcer les droits humains et la protection de l’environnement. Le refus de prononcer des mesures conservatoires est perçu comme une manipulation purement procédurale, voire dilatoire, qui affaiblit la portée du devoir de vigilance.
Enzo MAURIANGE – étudiant en Master 2 Droit des affaires et fiscalité
Notes de bas de page :
(1) : Codifié à l’article L. 225-102-4 du code de commerce : “5 000 salariés en France ou au moins 10 000 salariés dans le monde”.
(2) : CA Paris, 18 juin 2024, n° 21/22319 : « même si en pratique la mise en demeure peut être utilisée comme un levier de dialogue avant la saisine du juge, la loi n’en fait pas un préalable à l’ouverture de négociations entre la concernée et les parties prenantes, mais une interpellation émanant de toute partie ayant intérêt à agir, aux termes de laquelle est notifiée une demande de mise en conformité dans un délai de trois mois ».
(3) : CA Paris, 18 juin 2024, n° 21/22319.
(4) : CA Paris, 18 juin 2024, n° 23/14348.
Sources :
– Devoir de vigilance – Devoir de vigilance : la voie est ouverte – Commentaire par Jean-Baptiste Barbièri et Antoine Touzain
– Devoir de vigilance – Premiers arrêts de la chambre des contentieux émergents : les contours du devoir de vigilance se précisent ! – Commentaire par Morgane TIREL
– Devoir de vigilance – Amoureux de procédure civile, par ici ! – Commentaire par Marie de PINIEUX et Thibaut DUCHESNE