Le vote de la loi de finances pour 2025 face au risque de « shutdown »

Nombre d’auteurs ont tenté de définir le concept de « shutdown ». Concrètement, il désigne la période de blocage, en l’absence du vote du budget annuel de l’État, provoquant un arrêt total ou partiel des activités gouvernementales et, à terme, une paralysie de la capacité de financement de l’administration et des services publics. Cette situation a généralement lieu en période de cohabitation, c’est-à-dire lorsque le Gouvernement ne dispose pas d’une majorité nécessaire au sein du Parlement. Longtemps considéré comme une exception américaine, ce phénomène est le reflet de désaccords politiques entre un Parlement et son Gouvernement. Aux États-Unis, un shutdown découle d’un désaccord sur le budget, entraînant une distinction entre services essentiels et non-essentiels. En France, cette distinction n’existe pas et un tel blocage risquerait de paralyser l’ensemble des services publics, y compris la perception des impôts, de la taxe sur la valeur ajoutée et l’emprunt.

Cette situation est étrangère à la plupart des systèmes juridiques européens. En France, l’héritage républicain et l’affirmation d’un parlementarisme rationalisé ont permis d’éviter cette situation : le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale, et celle-ci peut, par un vote de défiance, renverser le Gouvernement. À ce titre, le 9 juin 2024, après avoir essuyé un échec aux élections européennes portant ainsi le Rassemblement National en tête pour la circonscription française, le président de la République décide de dissoudre l’Assemblée nationale sur le fondement de l’article 12 de la Constitution et de précipiter des élections législatives. Au lendemain du second tour, le constat est le suivant : une Assemblée nationale divisée en trois blocs majeurs, une majorité relative, et un Gouvernement nommé avec principalement des membres du bloc central et des Républicains. 

La doctrine s’est interrogée d’emblée sur les conséquences de l’absence de majorité absolue pour l’adoption de la prochaine loi de finances initiale, dont le coup d’envoi des débats a été donné le 21 octobre dernier. 

Dans l’hypothèse probable d’un rejet du projet de loi de finances par l’Assemblée nationale dans les jours à venir, la France pourrait-elle se retrouver sans budget pour 2025 ? 

Avant cela, il convient de revenir sur quelques notions clés :  

  • La loi de finances initiale est l’acte juridique qui prévoit et autorise le budget de l’État. Elle détermine, pour un exercice correspondant à l’année civile, la nature, le montant et l’affectation des ressources et des charges de l’État, ainsi que l’équilibre budgétaire et financier qui en résulte, selon l’article premier de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). 
  • Le calendrier d’adoption du projet de loi de finances est prévu à l’article 47 de la Constitution de 1958, dont l’alinéa premier opère un renvoi à la LOLF du 1er août 2001.
  • La LOLF est une réforme budgétaire de 2001 visant à renforcer l’efficacité et la transparence de la gestion des finances publiques en liant les dépenses de l’État à des objectifs de performance. L’article 45 de la LOLF fixe les règles de procédure parlementaire pour l’examen des projets de loi de finances.

Il y a lieu de faire une lecture combinée des dispositions constitutionnelles et de celles de la LOLF pour comprendre la procédure d’adoption d’une loi de finances.

Nous verrons qu’a priori la question du « shutdown à la française » ne devrait pas se poser grâce à une procédure constitutionnelle stricte (I). Pour autant, les mécanismes constitutionnels n’offrent pas de solution claire face à une telle absence de majorité au sein du Parlement qui pourrait conduire au rejet de la loi de finances. Le vote de ce budget pour 2025 s’avère singulier, car comme le décrit Alexandre Guigue « le Président pourrait être contraint de chercher une solution juridique discutable qui ferait primer la continuité de la vie nationale sur les droits du Parlement, voire sur le principe du consentement à l’impôt », ainsi nous verrons quelles sont ces solutions juridiques discutables (II).

I / Une procédure stricte garantissant le vote de la loi de finances initiale 

Conformément à l’article 39 de la Constitution, le projet de loi de finances initiale est déposé obligatoirement sur le bureau de l’Assemblée nationale, qui dispose d’une priorité constitutionnelle sur le Sénat, et ce, au plus tard le premier mardi d’octobre de l’année (article 38 de la LOLF). Or, cette année, le projet de loi de finances a été présenté en Conseil des ministres le 11 octobre seulement. Afin de respecter les délais, ce retard ne semble pas être à première vue handicapant, sous réserve de la saisine du Conseil constitutionnel qui pourrait interpréter celui-ci comme une violation de l’article 39 et frapper d’inconstitutionnalité le dépôt de ce projet de loi de finances. Cependant, il a déjà été amené à accepter la production de documents postérieurement à cette date en justifiant ce retard au regard d’exigences de continuité nationale (décision n° 2001-448 DC du 25 juillet 2001, Loi organique relative aux lois de finances, cons. n° 75, Rec., p. 99), reste à voir si cette jurisprudence est applicable pour le projet de loi de finances en lui-même.

Une fois le projet déposé, l’article 47 alinéa 2 prévoit un délai de 70 jours accordé au Parlement pour statuer sur le projet de loi de finances. Ce délai prévu se décline de la façon suivante (article 40 de la LOLF) :

  • 40 jours de première lecture à l’Assemblée nationale ;
  • 20 jours de première lecture au Sénat ;
  • 10 jours de navette parlementaire entre les deux assemblées qui font des propositions d’amendements ;
  • En cas de désaccord entre les assemblées, l’article 45 de la Constitution prévoit la réunion d’une commission mixte paritaire qui opère une lecture et propose une écriture ;
  • Examen en seconde lecture du texte proposé par la commission mixte paritaire par l’Assemblée nationale puis par le Sénat ;
  • En cas de persistance du désaccord, l’Assemblée nationale statue définitivement.

Des mécanismes anti-crise sont prévus en cas de dépassement de ce délai de 70 jours, permettant ainsi de faire adopter un budget pour l’année N+1, cependant, elles ne parviennent pas à répondre à la crise politique actuelle. 

II/ Les mécanismes constitutionnels anti-crise pour répondre au rejet parlementaire éventuel de la loi de finances

Si l’Assemblée nationale rejette la loi de finances, la Constitution et la LOLF n’offrent pas de solution claire, sauf si le projet n’est pas examiné dans les 70 jours. Pour éviter un blocage et donc un “shutdown”, des mesures temporaires comme le « douzième provisoire » pourraient être envisagées, ou encore l’utilisation risquée de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution afin de forcer le vote de la loi de finances (A). Enfin, parmi les solutions possibles pour éviter un tel “shutdown”, certaines paraissent discutables, voire inédites (B). 

  1. Les mécanismes traditionnels : le douzième provisoire et l’utilisation risquée de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution

L’article 47 de la Constitution prévoit deux solutions pour faire adopter la loi de finances pour l’année N+1 : 

  • Si le dépassement du délai de 70 jours est imputable au Gouvernement (alinéa 4) : le Gouvernement dispose de deux solutions :
  • Un projet de loi partielle : il a jusqu’au 11 décembre (article 45, 1° LOLF) pour demander au Parlement d’adopter uniquement la première partie du projet de loi de finances, la seconde partie sera discutée plus tard, même après le 31 décembre. 
  • Un projet de loi spéciale : il a jusqu’au 19 décembre (article 45, 2° LOLF) pour demander le vote d’une loi spéciale l’autorisant à percevoir les impôts existants jusqu’à l’adoption de la loi de finances. 

Dans les deux cas, les crédits sont temporairement répartis par décret conformément aux services votés, c’est-à-dire le minimum de crédits que le Gouvernement juge indispensable pour permettre le fonctionnement de l’État dans les conditions de l’année précédente, ce qui exclut tout nouveau projet financier. Cela est déjà arrivé en 1962, le vote de la première partie du projet de loi de finances pour 1963 a eu lieu le 22 décembre et une « session extraordinaire » s’est ensuite penchée sur la seconde partie. Or, actuellement, il n’y a pas de dépassement imputable au Gouvernement : le projet de loi de finances semble avoir été déposé en temps utile, sauf décision contraire du Conseil constitutionnel. 

  • Si ce dépassement est imputable au Parlement (article 47 alinéa 3) : « si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de 70 jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance ».

Le Gouvernement peut faire passer le projet de loi de finances par ordonnance, au titre de l’article 47 de la Constitution, pour en mettre les dispositions en vigueur. Cette possibilité est lourde de conséquences. En effet ce type d’ordonnance sui generis dispense le Gouvernement de toute ratification, contourne le Parlement et donc ne respecte pas son droit d’amendement et le principe de consentement à l’impôt. C’est en tout cas l’avis du rapporteur général de l’Assemblée nationale, Charles de Courson « Le vote du budget, c’est quand même la clé, ça traduit une politique financièrement. Voir un tel texte promulgué par ordonnance, c’est la négation de la démocratie ».

Nombre de constitutionnalistes considèrent toutefois que rejeter la loi de finances revient à prendre une décision, auquel cas l’alinéa 3 ne serait pas applicable. Actuellement, on ne sait pas d’avance si l’Assemblée nationale va respecter le délai de 40 jours. Le recours aux ordonnances n’est pas prévu par la Constitution dans le cas précis où le Parlement s’est prononcé dans les délais et que l’Assemblée nationale a rejeté définitivement le texte. 

Mais alors, quelle autre solution peut être proposée en cas de rejet parlementaire de la loi de finances ? C’est en cela que notre régime diffère de celui des américains puisque le Gouvernement dispose d’une arme controversée : le fameux et dangereux article 49 alinéa 3 de la Constitution, souvent appelé « 49.3 ». La Constitution n’envisage pas expressément le rejet du budget par le Parlement, sauf en recourant à l’article 49 alinéa 3 : « Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. »

En cas de rejet du budget, l’article 49 alinéa 3 permet au Premier ministre d’engager la responsabilité du Gouvernement, faisant ainsi adopter le budget, sauf si une motion de censure est votée. Cet article est justifié, selon le Comité Balladur, par l’importance des lois de finances pour l’action gouvernementale et la « continuité nationale ». Pourquoi le Gouvernement prendrait-il ce risque de l’utiliser ? Actuellement, cette cohabitation permet à l’opposition de proposer des amendements qui vont à l’encontre du projet de loi de finances initiale du Gouvernement.  

Actuellement, l’instabilité politique pousse le Gouvernement à utiliser prudemment l’article 49 alinéa 3, de crainte qu’une motion de censure ne le renverse. Le président de la République ayant déjà épuisé son pouvoir de dissolution (article 12 de la Constitution) en juin dernier, il ne pourra pas l’utiliser avant juin 2025. Il serait donc très risqué de l’utiliser pour faire passer la loi de finances pour 2025, au risque d’un succès d’une motion de censure et de perdre toute chance de faire voter le budget, ce qui nuirait à la continuité nationale. 

B) Les solutions possibles au “shutdown” : l’article 16 de la Constitution et la loi spéciale hors délai 

Pour utiliser l’article 45 de la LOLF et donc permettre au Gouvernement d’adopter en partie la loi de finances ou d’adopter une loi spéciale, l’accord de l’Assemblée nationale est nécessaire. Ce texte pourrait être limité à l’article 1er de la loi de finances, spécifiant seulement la perception des recettes fiscales. Cependant, cet accord semble complexe à obtenir, d’où l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution pour faire passer la loi en cas de blocage politique. Mais ce recours comporte un risque : 

  • Soit l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 fait l’objet d’une motion de censure votée à la majorité absolue des députés : le Premier ministre a engagé sa responsabilité devant une assemblée, son Gouvernement est donc renversé,
  • Soit l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 ne fait pas l’objet d’une motion de censure votée à la majorité absolue des députés : l’autorisation parlementaire est obtenue, le Premier ministre peut alors signer des décrets ouvrant les crédits nécessaires aux services votés pour 2025, et ce, en attendant l’adoption complète de la loi de finances par le Parlement. Cela permettrait d’éviter une paralysie totale tout en offrant du temps pour des compromis budgétaires.

Pour utiliser l’article 47 de la Constitution, et donc faire passer la loi de finances par ordonnance, encore faut-il que le délai de 70 jours ne soit pas respecté par le Parlement. Si l’Assemblée nationale refuse de statuer en définitive, s’ouvre alors la possibilité de faire adopter le budget par ordonnance sui generis si on considère qu’un rejet est contraire à l’article 40 de la LOLF. Si le Conseil constitutionnel ne censure pas le projet de loi de finances (compétent pour contrôler le respect des lois organiques telles que la LOLF), cette ordonnance fera l’objet d’un contrôle exercé par le Conseil d’État et non pas par le Parlement. Cette situation serait inédite.

Si la loi de finances est rejetée par l’Assemblée nationale, le Gouvernement pourrait se retrouver dans une crise institutionnelle majeure. La procédure des ordonnances de l’article 47 de la Constitution ne permettrait pas de contourner ce rejet et cela pourrait entraîner la démission du Gouvernement et une motion de censure. Dans ce cas, le Président ne pourrait pas dissoudre l’Assemblée avant juin 2025. Le Gouvernement technique ou de coalition serait alors dans l’incapacité de gérer les affaires courantes, entraînant potentiellement un chaos institutionnel. 

Une partie de la doctrine considère que l’ultime recours serait alors l’article 16 de la Constitution permettant au président de la République de concentrer les pouvoirs exécutifs en période de crise. Cet article est utilisé lorsque les institutions de l’État ne peuvent plus fonctionner normalement, permettant ainsi une réaction rapide face à des circonstances exceptionnelles tout en garantissant le retour à l’ordre constitutionnel dès que possible. L’utilisation de l’article 16 serait très controversée pour l’adoption d’une loi de finances, et le Conseil constitutionnel serait amené à apprécier si cette situation constitue ou non “une crise grave menaçant les institutions, l’indépendance de la nation, l’intégrité du territoire ou l’exécution des engagements internationaux”.

Il convient de souligner que l’usage d’ordonnances à cette fin méconnaîtrait le principe de consentement à l’impôt, fondement de la démocratie fiscale.

Enfin, une solution alternative consisterait en l’adoption d’une loi spéciale hors délai. En effet, l’article 34 de la Constitution ne fait pas mention de l’obligation d’adopter une loi de finances dans un délai précis. Cette loi ad hoc, de portée limitée, autoriserait la perception des recettes fiscales pour l’année à venir, ainsi que l’ouverture par décrets des crédits budgétaires nécessaires pour assurer la continuité des services publics, et ce, en attendant l’adoption de la loi de finances complète.

Un précédent historique est à relever en 1979 lorsque, après la censure du Conseil constitutionnel, le Gouvernement avait déposé un projet de loi spéciale adopté et validé par le Conseil constitutionnel. Ainsi, même en dehors des délais fixés par la LOLF, le Gouvernement peut proposer un nouveau projet de loi.

Il est donc concevable d’adopter un texte ad hoc qui a minima permettra la perception des impôts, sans entrer dans la totalité des détails d’une loi de finances. Ce texte sera soumis au Parlement et déposé devant le Conseil constitutionnel pour qu’il apprécie sa constitutionnalité au regard des exigences liées à la « continuité nationale ». Reste que cette possibilité constitue un ultime recours pour éviter de contourner le Parlement. 

Léa Sorel Miñambres – étudiante en Master 2 Droit public, Services et politiques publics

Sitographie : 

https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/budget-2025-comment-est-il-adopte-par-la-france-et-controle-par-l-union-europeenne/

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