Régulation ou liberté ?
« Il y a quelque chose dans l’Homme qui répond au défi de cette montagne (…), vers le haut et toujours vers le haut » fut la réponse de George Mallory, à l’interrogation d’un journaliste sur ses motivations de tenter l’ascension de l’Everest, dont le point culminant s’élève à plus de 8 800 mètres d’altitude. C’est ainsi qu’en 1924, il se risqua aux côtés de Sandy Irvine à gravir le Toit du monde. Peut-être furent-ils les premiers à atteindre son sommet… Le mystère persistera, puisqu’ils n’en revinrent jamais. Si leur disparition fut une énigme dans le monde de l’alpinisme jusqu’en 1999 où l’on retrouva le pied de l’un d’eux, la première ascension réussie resta le mérite d’Edmund Hillary et de Tenzing Norgay.
Aussi majestueuse que dangereuse, la montagne est un défi pour l’Homme ayant toujours cherché à conquérir ses plus hauts sommets. Si la sociologie relève que les alpinistes espèrent, outre un pic d’adrénaline, un sentiment d’autodétermination et de choix dans la prise de risques, un dilemme se pose néanmoins : cette quête de liberté doit-elle s’affranchir de toutes contraintes, au regard de la préservation du patrimoine alpin et des enjeux de responsabilité qu’elle engendre ?
Cette passion audacieuse, que l’on pourrait définir comme « l’art de gravir des sommets et des parois en haute montagne », n’est pas récente. En effet, le célèbre corps momifié d’Ötzi, retrouvé en 1991 dans les Alpes à environ 3 000 mètres d’altitude, nous laisse penser que les Hommes gravissaient déjà ces pentes abruptes cinq mille ans auparavant. Mais ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que la « course aux premières » s’intensifie, jusqu’à devenir une véritable compétition sportive.
Classé depuis 2019 dans la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, l’alpinisme requiert une technicité par l’utilisation d’un matériel spécifique (piolets, crampons, encordage…) et une connaissance des risques naturels et météorologiques, propres aux zones de montagne. En outre, l’UNESCO met en avant des principes éthiques qui s’y rattachent, tels que la solidarité, l’harmonie avec le milieu naturel et « l’engagement de chacun, comme celui de ne laisser aucune trace durable ».
La mémoire de noms tels que Jacques Balmat et Michel Paccard, les premiers à avoir gravi le Mont-Blanc en 1786, n’a rien d’anodine. Entre éboulements, crevasses, avalanches, raréfaction de l’oxygène à haute altitude ou encore le froid mordant, ces imperturbables sentinelles restent difficiles à dompter…
Car si de nos jours, l’ascension de ces sommets vertigineux semble de plus en plus accessible du fait d’un matériel mieux adapté et d’un meilleur encadrement, la montagne reste un lieu insensible aux émois de l’Homme. L’alpiniste Reinhold Messner affirma à ce propos, que « la montagne n’est ni juste ni injuste. Elle est dangereuse. ».
L’exemple le plus marquant reste le Mont Everest, dont les conditions d’ascension forcent le gouvernement népalais à la réglementer. Cette année, plus de 600 alpinistes et sherpas auraient escaladé sa façade, contre un peu plus de 200 en 2010, un chiffre alarmant selon les guides pour plusieurs raisons.
La première relèverait de la sécurité des personnes. Car outre les records battus, l’alpinisme reste une activité périlleuse tant pour les sportifs qui la pratiquent, que pour les secours qui s’aventurent dans des zones difficilement accessibles. Il n’est pas rare de croiser les dépouilles de défunts alpinistes durant l’ascension du Toit du Monde…
Toutefois, l’analyse de Maud Vanpoulle sur l’accidentologie des sports de montagne, révèle que l’alpinisme ne représenterait que 10 % du secours en montagne avec un taux de mortalité à 9 %, contre 46 % et 4 % pour la randonnée.
La courte fenêtre dont disposent les alpinistes pour tenter l’aventure Everest pose ainsi un problème majeur lorsqu’elle est couplée au phénomène de surfréquentation. De nombreuses images d’embouteillages sur les passages difficiles circulent sur les médias depuis quelques années. Or, les conditions rendent la situation critique entre la fatigue, le froid aggravé par l’immobilité, l’épuisement des réserves d’oxygène ou encore les conditions météorologiques souvent capricieuses…
Le second élément qui empêcherait une liberté totale de l’alpinisme, serait les atteintes causées à l’environnement. Si l’altitude est trop élevée pour qu’une biodiversité luxuriante s’y développe, il n’en reste pas moins un lieu naturel où les déchets humains n’ont pas leur place. Chaque année, les détritus s’accumulent jusqu’à devenir une « décharge à ciel ouvert ». Tentes, matériel d’alpinisme, déchets plastiques, restes organiques, casques, et déjections humaines… L’ensemble représenterait trois tonnes de déchets accumulés entre les différents camps de base. « Nos montagnes ont commencé à puer », fut la déclaration d’une commune située aux pieds de l’Everest.
Or, outre la dégradation esthétique et qualitative des milieux naturels, le facteur sanitaire entre également en jeu : la neige contaminée est utilisée par les alpinistes pour boire et cuisiner, véhiculant ainsi de nombreuses maladies.
Face à ces difficultés, la Cour suprême népalaise a imposé un contrôle de la fréquentation des zones de montagne par la délivrance de permis : plus de 900 permis chaque année, dont environ 400 pour l’Everest. Si l’idée semble bonne, elle reste néanmoins contestée car l’autorisation coûterait 11 000 dollars et devrait atteindre 15 000 dollars d’ici 2025, risquant de faire de l’Everest une attraction touristique réservée à une élite. Il faut en outre doubler le nombre de permis délivrés, puisque les alpinistes doivent obligatoirement être accompagnés d’un sherpa pour porter leur matériel.
Les autorités ont également imposé l’utilisation de sacs à excréments, que les alpinistes transporteront de leur ascension jusqu’à leur descente. Là encore, l’altération des capacités cognitives causée par l’altitude pourrait tenir en échec cette obligation.
En 2016, Marion Chaygneaud-Dupuy lança le projet « Clean Everest » ayant pour objectif d’en nettoyer la face Nord, car, selon elle, « s’il n’y a pas de dispositif concret pour traiter les déchets, on ne pourra pas les gérer correctement ». Le triste constat de François Carrel, journaliste et auteur de l’ouvrage Himalaya business étant que « nous sommes aujourd’hui dans un modèle industriel », semble loin des valeurs de l’alpinisme.
La chaîne de l’Himalaya n’est pas la seule à rencontrer ces difficultés. Les autorités japonaises ont également réagi cette saison 2024, pour lutter contre les conséquences néfastes du surtourisme au Mont Fuji : jauge du nombre de visiteurs, inaccessibilité des sentiers à certaines heures, taxation des visiteurs pour l’entretien du site… Le volcan sacré est loin d’être épargné par les aléas environnementaux, puisqu’il reste dépourvu de sa « couronne blanche » en cette fin d’octobre, phénomène qui n’avait pas eu lieu depuis 130 ans.
En France, l’épineuse question de la réglementation des zones de montagne se heurte à cette quête de liberté qu’offre l’immensité des massifs.
Juriste et alpiniste, Pierre Mazeaud estime que la liberté absolue en montagne n’est possible que dans nos songes. En effet, la tendance actuelle est la primauté de l’intérêt général sur l’intérêt individuel, supposant qu’il n’y ait « pas de liberté sans contrainte ». La « démocratisation » de la montagne, dont l’objectif est qu’elle soit accessible au plus grand nombre, rend nécessaire la création de contraintes souvent sous forme d’arrêtés.
Ce fut par exemple le cas du Massif du Mont-Blanc, que le préfet a souhaité protéger de sa notoriété par l’adoption d’un arrêté de protection des habitats naturels (APPHN), le 1er octobre 2020. Ces réglementations, transposées de la directive Habitats de la commission européenne, veulent « assurer une protection efficace de certains milieux rares qui jusqu’à présent ne bénéficiaient pas d’un outil législatif adapté ».
En effet, l’APPHN cherche à préserver le plus grand site naturel classé de France (environ 26 000 hectares), et à sécuriser ses conditions d’ascension. Par exemple, il rend obligatoire la réservation de refuges pour réguler le nombre d’alpinistes, interdit de ce fait le camping ou d’y poser des drapeaux ou toutes structures, mêmes éphémères.
Le non-respect de ces réglementations est susceptible d’entraîner des sanctions pénales, notamment prévues par le code de l’environnement, qui condamne « toute personne portant atteinte à la conservation de sites d’intérêt géologique, d’habitats naturels, d’espèces animales ou végétales et de leurs habitats », à trois ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende.
Ces restrictions sont motivées par la prise de conscience de la sensibilité des zones de montagne au changement climatique, du fait des reliefs qui fragmentent les zones climatiques et engendrent des microclimats, particulièrement préjudiciables à la grande biodiversité dont elles regorgent. L’article 1er de la loi montagne du 9 janvier 1985 reconnaît que « la montagne est source d’aménités patrimoniales, environnementales, économiques et sociétales ».
Pour pallier ces risques, de nombreuses dispositions à différentes échelles ont été prises. Par exemple, les plans de prévention des risques naturels (PPRN) qui délimitent les zones à risques, la trame verte et bleue issue du « Grenelle de l’environnement » en 2007 avec la mise en place de « continuités écologiques » qui assureraient la survie de la biodiversité, ou encore le réseau écologique « Natura 2000 », qui regroupe des sites constituant des habitats naturels à l’échelle européenne.
Enfin, le monde cinématographique s’est, à de nombreuses reprises, emparé de tragédies, tout en soulignant la dangerosité de ces massifs montagneux. « Le Cercle des Neiges », réalisé par Juan Antonio Bayona en 2023, retrace ainsi l’histoire d’un crash d’avion dans la cordillère des Andes, dont les passagers furent contraints au terrible dilemme du cannibalisme, afin d’assurer leur propre survie.
Plus récemment, le youtubeur Inoxtag s’est mis au défi de gravir l’Everest, avec seulement un an de préparation. Son documentaire « Kaizen » souligne ainsi l’impact psychologique d’une telle expérience, qui bouleverse autant les valeurs humaines que spirituelles de ceux qui s’ouvrent à ces lieux d’aménité.
Parce qu’au-delà de toute notion de contrainte, pour tout alpiniste, « la vraie liberté (…) c’est celle de vivre ou de mourir. Car il y a là un risque [contre lequel il n’existe] pas de loi générale d’application » (Pierre Mazeaud).
Anaëlle SORET – étudiante en Master 2 Droit du patrimoine et des activités culturelles
Sources :