Les nullités de la période suspecte

La période suspecte représente une phase critique qui précède l’ouverture d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. Cette période, déterminée par le tribunal et qui ne peut excéder 18 mois, couvre l’intervalle entre la date de cessation des paiements et l’ouverture de la procédure. Pendant cette période, certains actes de gestion peuvent être annulés afin d’assurer une répartition équitable du patrimoine de l’entreprise entre les créanciers. Ce mécanisme vise à éviter que certains créanciers ne soient indûment privilégiés au détriment des autres. En effet, le droit des entreprises en difficulté repose sur le principe fondamental d’égalité entre créanciers, et les nullités de la période suspecte ont pour objectif de garantir que les opérations effectuées ne viennent pas rompre cet équilibre. Encadrées par les articles L. 632-1 à L. 632-4 du code de commerce, ces nullités jouent ainsi un rôle central dans la préservation de la transparence et de l’équité des relations économiques en période de crise.


I. La qualification des actes annulables durant la période suspecte

A. Les nullités de droit

La nullité des actes pendant la période suspecte concerne principalement les opérations qui compromettent l’égalité de traitement des créanciers. Elle prend effet à partir de la fixation de la date de cessation des paiements, une étape clé du processus judiciaire, qui peut remonter jusqu’à 18 mois avant l’ouverture de la procédure collective, sauf si un jugement d’homologation d’un accord de conciliation est intervenu auparavant, auquel cas la date de cessation des paiements ne peut être fixée à une date antérieure à ce jugement. 

L’article L. 632-1 du code de commerce énumère de façon limitative certains actes dont la nullité est de droit, obligeant ainsi le juge à l’annuler si une action en nullité est intentée, sans qu’il soit nécessaire de prouver une intention frauduleuse. 

Parmi ceux-ci figurent notamment les actes à titre gratuit translatifs de propriété mobilière ou immobilière ; les contrats commutatifs déséquilibrés, pour lesquels, contrairement au droit commun, la lésion est sanctionnée ; les paiements anormaux (comme ceux de dettes non échues ou effectués par dation en paiement) ; la constitution de sûretés pour garantir des dettes antérieures ; certaines mesures conservatoires ; les transferts fiduciaires à titre de garantie et les actes affectant ou modifiant l’affectation des biens du patrimoine de l’entrepreneur individuel. La déclaration d’insaisissabilité de la résidence principale du débiteur peut également être concernée.

Ces opérations sont jugées déséquilibrées car elles portent atteinte à l’égalité entre les créanciers en conférant à certains un avantage indu.

B. Les nullités facultatives

Outre les nullités de droit, certains actes peuvent également faire l’objet d’une annulation à titre facultatif, laissant au juge un pouvoir d’appréciation qu’il doit motiver (Cass. com., 12 janvier 2010, D. 2010. 204, obs. A. Lienhard). 

Bien que le juge puisse constater que les conditions de la nullité sont remplies, il peut choisir de ne pas la prononcer si le cocontractant du débiteur ignorait la cessation des paiements au moment de la conclusion de l’acte litigieux. Cette appréciation est effectuée au cas par cas, en fonction de la preuve de la connaissance ou de l’ignorance de la cessation des paiements, qui peut être établie par tous moyens, notamment en fonction des relations d’affaires antérieures. 

L’objectif est de garantir la sécurité juridique des cocontractants de bonne foi. La simple connaissance des difficultés financières ne suffit pas, il faut démontrer que le cocontractant savait que l’actif disponible du débiteur était insuffisant pour couvrir le passif exigible. 

Ces actes comprennent notamment les actes à titre gratuit translatifs, ainsi que la déclaration d’insaisissabilité de la résidence principale du débiteur effectuée dans les six mois précédant la date de cessation des paiements (c. com., art. L. 632-1, II), lorsque le cocontractant a connaissance des difficultés du débiteur (Cass. com., 25 juin 1991, Rev. proc. col. 1992. 67, obs. Y. Guyon). De même, les paiements de dettes échues et les actes à titre onéreux peuvent être annulés si le cocontractant était informé de l’état de cessation des paiements du débiteur. Enfin, les avis à tiers détenteurs, les saisies attribution et les oppositions peuvent également être frappés de nullité si le créancier avait connaissance de l’état de cessation des paiements.

Certaines transactions effectuées pendant cette période échappent toutefois à l’annulation. C’est le cas des paiements de dettes échues en espèces, effets de commerce, virements, bordereaux Dailly ou tout autre moyen de paiement communément admis dans les relations d’affaires. Il en va de même des actes autorisés par le juge-commissaire, ainsi que des opérations jugées nécessaires pour assurer la continuité de l’activité de l’entreprise. Ces exceptions illustrent la prise en compte, par le législateur, de la nécessité de préserver la viabilité de l’entreprise, même en période de crise.


II. Le régime de l’action en nullité

Les nullités prononcées pour des actes effectués durant la période suspecte entraînent des conséquences importantes pour les créanciers concernés. L’annulation implique généralement la restitution des biens ou sommes indûment versés, comme dans le cas d’un créancier ayant reçu un paiement anticipé. Ces montants sont alors réintégrés dans l’actif de l’entreprise, afin de permettre une distribution équitable entre tous les créanciers. L’effet de l’annulation est rétroactif, c’est-à-dire que l’acte est réputé n’avoir jamais eu lieu, ce qui permet de restaurer l’intégrité du patrimoine de l’entreprise. L’action en nullité est unilatérale puisque tous les effets de l’acte ne sont pas annulés. Seuls les effets défavorables à l’entreprise en difficulté le sont. 

Cependant, des limites existent quant à l’application de ces nullités. 

  • D’une part, seuls les actes réalisés pendant la période suspecte peuvent être annulés, ce qui laisse en principe hors du champ de la nullité les opérations conclues avant cette période (toutefois, il existe des exceptions, notamment pour les actes à titre gratuit translatifs et les déclarations d’insaisissabilité de la résidence principale réalisés dans les six mois précédant la date de cessation des paiements, qui peuvent être annulés à titre facultatif, même si l’opération se situe avant le début de la période suspecte). 
  • D’autre part, le principe de protection des tiers de bonne foi joue un rôle crucial. Un tiers ayant acquis un bien ou un droit dans des conditions normales, sans avoir connaissance de la situation financière dégradée de l’entreprise, pourra être protégé contre l’annulation. Cette protection vise à préserver la sécurité des transactions et à éviter une paralysie de l’activité économique, même dans un contexte de difficulté.

Ainsi, si la nullité des actes passés durant la période suspecte contribue à la reconstitution de l’actif de l’entreprise et à la préservation de l’égalité entre créanciers, elle ne doit pas pour autant menacer la stabilité des transactions économiques. Le régime juridique mis en place cherche à trouver un équilibre entre ces deux impératifs, en veillant à ce que la transparence et l’équité priment, sans pour autant sacrifier la confiance des acteurs économiques dans la sécurité des opérations commerciales.

Les titulaires de l’action en nullité, qu’elle soit de droit ou facultative, sont définis à l’article L. 632-4 du code de commerce. L’action en nullité peut être exercée par :

  • l’administrateur judiciaire,
  • le mandataire judiciaire ou le liquidateur en cas de liquidation,
  • le commissaire à l’exécution du plan,
  • ou encore le ministère public.

Concernant le délai d’action, bien que le texte ne précise pas de délai spécifique, la Cour de cassation a posé que l’action en nullité ne peut plus être exercée après l’admission de la créance par le juge-commissaire (Cass. com., 19 décembre 2018, n° 17-19.309, RTD com. 2019. 216, obs. A. Martin-Serf). 

En ce qui concerne la compétence, il appartient au tribunal de la procédure collective de connaître des actions en nullité fondées sur les articles L. 632-1 et L. 632-2 du code de commerce (Cass. com., 12 juin 2019, n° 17-26.197, RTD com. 2019. 996, obs. A. Martin-Serf).

En conclusion, les nullités liées à la période suspecte jouent un rôle essentiel dans la préservation des droits des créanciers d’une entreprise en difficulté. Elles rétablissent une certaine justice en annulant les actes qui désavantagent l’ensemble des créanciers, tout en veillant à maintenir l’équilibre entre la protection de ces derniers et la sécurité des transactions. Ce mécanisme, bien que strictement encadré, reste néanmoins indispensable pour assurer un traitement juste et prévisible des entreprises en crise.

Coleen JUE – étudiante en Master 2 Droit des affaires et fiscalité

Sources : 

  • Cours du professeur Jean-Philippe DOM
  • Articles L. 632-1 et suivants du code de commerce
  • www.avocats-picovschi.com
  • M.-L. COQUELET, Entreprises en difficulté, Dalloz, juin 2022, Coll. Hypercours

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