Les biens musicaux spoliés par les nazis en France occupée

Comment les nazis ont procédé à la spoliation des biens musicaux ? Quels sont les moyens juridiques et administratifs auxquels ils ont eu recours ? 

« Si l’on attend de l’art qu’il caractérise les temps actuels, il faudra qu’il traite des problèmes d’aujourd’hui », c’est ce qu’a affirmé Joseph Goebbels en 1933, dans le périodique « Die Musik », revue musicale qui mettait à l’honneur la musique allemande selon l’idéologie nazie.

L’avènement du IIIe Reich a eu pour conséquence un remodèlement de tous les pans de la société allemande, marqué par une obsession de purification et d’aryanisation. Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, un élan de normalisation (Gleichschaltung) a eu lieu, afin de débarrasser tout ce qui pouvait porter atteinte à la pureté de la culture allemande. L’idéologie du national-socialisme consistait à promouvoir, quitte à remanier certains faits historiques, des artistes tels que Mozart ou Wagner en mettant l’accent sur leurs racines “germanophones”. Parallèlement, cette politique s’adonnait à une véritable purge en excluant tout ce qui se présentait comme ennemi de l’Allemagne, à savoir les juifs et les francs-maçons. 

L’un des serviteurs les plus importants de la politique culturelle du Reich est Alfred Rosenberg, né en 1893 à Reval et condamné à mort en 1946 lors des procès de Nuremberg. Membre du NSDAP dès la fin des années 1920, il travaille dès 1928 sur la mise en œuvre de l’idéologie du IIIe Reich dans l’art et la culture allemande. Il devient un homme de confiance d’Hitler et obtient la supervision de corps administratifs après 1933, telle que la délégation du Führer pour la supervision de l’édification et de l’instruction idéologique et intellectuelle du NSDAP (DBFU) en 1934. 

Mais là où s’est particulièrement illustré Rosenberg, c’est dans la réalisation des plans de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), issu du DBFU et mis en place le 17 juillet 1940. L’ERR se voulait être le corps exécutif de ce que l’on nomme la « Haute École » (Hohe Schule). La Haute École devait être, selon les mots de Rosenberg lui-même : « un centre d’éducation spirituelle et une source d’inspiration pour le peuple allemand. ». Ainsi, l’établissement devait remplir une fonction d’observatoire d’étude au service de l’idéologie du Reich où se regroupent des objets et des manuscrits ayant une valeur politique, intellectuelle ou culturelle, destinés à l’enseignement des diverses disciplines. Cela pouvait concerner les objets confisqués aux ennemis politiques, aux juifs et aux francs-maçons

Ce qui est marquant dans les textes qui vont encadrer les missions du DBFU et de l’ERR, est l’emploi de termes comme « saisie », « confiscation » ou même « collecte ». À première vue, cela pourrait accorder une certaine légitimité, légalité de ces actions. Il apparaît alors nécessaire de définir le terme « spoliation » pour comprendre qu’en réalité, les « démarches » de Rosenberg s’inscrivent dans le cadre d’un crime de guerre. Sur le plan juridique, Gérard Cornu dans son Vocabulaire Juridique, parle dans un premier temps d’une « confiscation ou nationalisation non reconnue parce que contraire au droit international ou à l’ordre public. ». Dans un deuxième temps, il parle d’un acte accompli dans les territoires occupés par l’ennemi, sur son ordre ou sous son inspiration et qui, même d’apparence légale, a eu pour résultat de dépouiller d’un bien ou d’un droit, un national, allié ou un neutre (…). Cela peut être vu comme un synonyme de dépossession violente

L’intérêt de cette définition est de pointer toute l’ambivalence des politiques nazies en présentant cette confiscation comme légale avec un caractère scientifique.  D’ailleurs la définition de « spoliation » donnée par le site « Comment enseigner l’Histoire de la Shoah »  du ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche parle d’un « pillage légal des juifs mis en œuvre en Allemagne et dans nombre pays d’Europe entre 1933 et 1945 »

Le contexte militaire dans lequel l’Allemagne s’engage à la fin des années 1930 donna alors une nouvelle envergure territoriale de la politique culturelle. Désormais, la récupération de biens culturels pour le projet Haute École concerne également les territoires nouvellement occupés. Comme précisé précédemment, l’ERR fut mis en place par Rosenberg dès le 17 juillet 1940, quelques semaines après que la France eut signé l’armistice. Dans son livre Commando Musik , Willem Vries explique clairement les missions de l’ERR : «  saisir des biens matériels (bibliothèques, archives…) appartenant à des adversaires politiques du Reich pour les mettre en lieu sûr en les convoyant vers l’Allemagne (…), était également chargé de retrouver la trace, dans les musées, bibliothèques et fonds d’archives européens, de biens culturels d’origine allemande. ».  

Pour plus d’efficacité, Berlin ordonna à Rosenberg de diviser l’ERR en différents services spéciaux. On retrouvera notamment le Sonderstab Musik (commando « musique »), créé par un décret d’Hitler en personne, le 5 juillet 1940 et dirigé par Herbert Gerigk, qui sera uniquement étudié ici. Ce décret détermine la double mission principale du commando :

  • La confiscation du matériel musical juif et maçonnique abandonné ;
  • Vérifier l’éventuelle origine allemande de tout manuscrit musical saisi dans les territoires occupés de l’Europe occidentale. 

Les rapports et les notes retrouvés à Berlin et envoyés par Gerigk, montrent que les sujets concernés par cette double mission seraient les bibliothèques musicales publiques, et les auteurs et compositeurs possédant une collection privée. 

Là où les mécanismes juridiques entrent en jeu, c’est que concernant les bibliothèques publiques, les autorités allemandes étaient conscientes que les collections appartenaient à l’État français et que  leurs saisies devaient, en principe, être soumises à des négociations entre la France et l’Allemagne. Un bras de fer s’est alors engagé. Vries explique que d’un côté, le gouvernement de Vichy a utilisé plusieurs recours afin de maintenir les collections nationales sur le territoire, en proposant l’idée que la France pouvait participer à la promotion de la culture allemande par exemple. Mais la réponse de Gerigk fut de rappeler que les collections nationales de France étaient constituées principalement de donation, et qu’ainsi la France n’en avait pas réellement fait l’acquisition. Il invoqua aussi le fait que cette dernière ne serait pas à la hauteur de cette promotion de la culture allemande au vu des mauvaises conditions de conservation d’œuvres « d’origine » allemande et que plusieurs fois, les bibliothèques françaises ont entravé l’accès de manuscrits à des chercheurs allemands. « Le rapatriement » de ces œuvres en Allemagne relève donc « d’un droit et d’une obligation morale, pour l’Allemagne, à récupérer le plus clair de son patrimoine culturel afin de compenser les destructions occasionnées par la France (…) » selon Gerigk. 
Cependant, en ce qui concerne les collections privées, le détournement du droit français a été beaucoup plus facile pour le Sonderstab Musik. Le cas de spoliation subi par Wanda Landowska en est un parfait exemple. Pianiste d’origine polonaise juive, Landowska s’installe à Paris dans les années 1900. Elle fonde également une école de musique ancienne, ce qui lui a permis d’acquérir une des plus riches collections d’instruments de musique, dont le piano de Chopin, ainsi qu’une bibliothèque musicale de plus de dix mille volumes. À l’arrivée des troupes allemandes dans Paris, elle quitte la capitale avec sa secrétaire Denise Restout, laissant derrière elle, toute sa collection. Wanda Landowska jouissait d’une très grande réputation mondiale, ainsi lorsque l’ERR s’installe  en France au début du mois de juillet 1940, sa collection constitue une priorité pour Gerigk et son équipe. Le 20 septembre de la même année, le Sonderstab Musik se rend au domicile de la pianiste et procède aux premières « saisies » des nombreux instruments et de l’entièreté de la bibliothèque musicale. Le 20 octobre 1940, Denise Restout revient à Paris et dépose une plainte auprès de la délégation générale du gouvernement français dans les territoires occupés (DGGFTO) concernant la confiscation des biens musicaux de Landowska. Parmi les arguments invoqués, Restout explique que la saisie de certains biens constitue une perte irremplaçable pour le patrimoine français. Pour sa défense, Gerigk invoque le décret du 5 juillet 1940 qui précise les missions du Sonderstab Musik dont l’une est la saisie de matériels juifs abandonnés. Il était de notoriété publique que  Landowska était d’ascendance juive et qu’avec la constatation de sa fuite, cela permettait d’établir juridiquement la situation d’abandon de son matériel musical. Quant à l’intérêt patrimonial français, sa notoriété permettait également d’établir sa nationalité polonaise. N’étant donc pas française, l’intérêt patrimonial français, n’était aux yeux de Gerigk, pas invocable

Néanmoins, cela constituerait une erreur de penser que si Wanda Landowska avait été française, le processus de spoliation aurait été entravé et qu’ainsi, une partie de sa collection au moins, aurait pu être restituée. Si l’on prend le cas d’étude de Darius Milhaud, on comprend que les possessions de juifs français ne relèvent pas non plus pour Rosenberg et Gerigk, du droit de la propriété français. Compositeur de musique classique né en 1892 à Marseille et donc de nationalité française, il quitte la France avec sa femme et son fils au début de l’occupation. La collection de Milhaud était également dans le viseur des Allemands, si bien que des partitions écrites de sa main, des disques et ouvrages de bibliothèques ont été pillés à Paris et à Aix-en-Provence. Seulement quelques partitions de quatre de ses œuvres ont pu être restituées à sa veuve à la fin des années 90.  

Selon le Rapport Général de la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France – dite Mission Mattéoli, quand le Sonderstab Musik quitte Paris en 1944, il laisse derrière lui environ 2000 pianos dans les divers lieux de dépôt, tels que les sous-sols du Palais de Tokyo. Ce chiffre permet d’avoir une idée de l’ampleur de la spoliation mais reste dérisoire, si l’on reprend l’exemple du cas de spoliation de Wanda Landowska, où à elle seule, 54 caisses contenaient sa collection. Willem de Vries explique bien que dans les premiers temps, le Sonderstab Musik ne gardait presque aucune trace écrite de ses saisies, ne permettant pas ainsi de comptabiliser l’ensemble des instruments spoliés. 

La restitution n’a pas non plus été une affaire facile. Une partie des biens qui ont été expédiés en Allemagne, se sont retrouvés coincés au sein de bloc de l’Est lors de l’invasion de l’URSS de certaines régions d’Europe qui constituaient les principaux lieux de stockage. Il ne faut pas non plus négliger l’impact des bombardements alliés ayant détruits certains dépôts et rendant impossible, le retour des instruments à leurs propriétaires légitimes. Concernant les victimes qui ont pu rentrer de déportation, Pascale Bernheim, présidente de l’association Musique et Spoliation, explique que la récupération des instruments encore présents à Paris a été fastidieuse. En effet, les victimes n’avaient pas toujours de preuves telles que des factures, des photographies attestant leur propriété. Ainsi, Léon Blum n’a pu récupérer son piano Bechstein qu’en donnant sa description dans une simple lettre et à l’aide du témoignage de sa concierge qui a confirmé que les Allemands étaient venus voler son piano. 

Juliette DESVIGNES, étudiante en Master 2 Droit du patrimoine et des activités culturelle

Principales sources utilisées :

Willem de Vries – Commando Musik. Comment les nazis ont spolié l’Europe musicale – Buchet-Chastel, 2019. 

Musique et spoliation – Wanda Landowska et sa collection d’instruments : https://musique-et-spoliations.com/wanda-landowska/

Comment enseigner l’Histoire de la Shoah  – Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/lexique/spoliations.html 

Académie des beaux-arts – Conférence de Pascale Bernheim, présidente de l’association « Musique et spoliations » : https://www.youtube.com/watch?v=Lh953Lpi_lE 

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