I. La théorie de l’abus de minorité
L’abus de minorité est un concept central en droit des sociétés, ayant pour objectif de prévenir l’utilisation déloyale des droits des associés minoritaires dans une société. Cette théorie a été consacrée par l’arrêt de principe du 18 avril 1961 (Cass. com., 18 avr. 1961, n°59-11.394), qui a posé les bases de la notion d’abus de minorité. Dans cet arrêt, la Cour de cassation a estimé que l’exercice des droits d’un associé minoritaire peut être qualifié d’abusif si ce dernier agit de manière déloyale, en contrariété avec l’intérêt social de la société, et dans le but de favoriser ses intérêts personnels. Pour constituer un abus, la présence d’une minorité de blocage est nécessaire.
L’abus de minorité se distingue de l’abus de majorité, où ce sont les associés majoritaires qui, en abusant de leur pouvoir, prennent des décisions contraires à l’intérêt social pour favoriser leur position. Ce concept a été régulièrement précisé au fil des décisions rendues par la Cour de cassation. L’abus de minorité s’illustre particulièrement lorsqu’un associé minoritaire bloque des décisions essentielles à la survie ou au bon fonctionnement de la société. Le refus de voter des résolutions vitales, comme la prorogation d’une société ou des opérations de restructuration nécessaires, est un exemple typique d’abus de minorité. La jurisprudence reste attachée à l’idée que les décisions cruciales pour la société, comme la restructuration financière dans le cadre d’une procédure de redressement judiciaire, doivent pouvoir être adoptées, même en cas d’opposition des minoritaires.
L’arrêt du 7 décembre 2023 (Cass. 3e civ., 7 déc. 2023, n° 22-18.665) a examiné le cas d’un associé minoritaire qui s’opposait à la prorogation d’une société civile immobilière (SCI), mettant en péril la continuité de l’exploitation d’un bien immobilier important pour la société. Cet arrêt montre que, même dans le contexte d’une SCI, les juges privilégient la préservation de l’intérêt social, condamnant ainsi l’opposition de l’associé minoritaire lorsqu’elle compromet le bon fonctionnement de la société. La jurisprudence s’inscrit donc dans une logique où le juge évalue, au-delà de l’argumentation des minoritaires, l’impact de leur opposition sur la société dans son ensemble.
II. Affaire Fort Royal : La qualification d’un abus de minorité menaçant la restructuration d’une société en difficulté (Cass. com., 22 nov. 2023, n°22-16.362)
La gestion des abus de minorité prend une dimension particulière dans le cadre des procédures collectives. Lorsqu’une société se trouve en difficulté financière, notamment lors d’une procédure de redressement judiciaire, des décisions importantes doivent être prises pour assurer la survie de l’entreprise.
Un exemple marquant de cette dynamique a été observé dans l’affaire Fort Royal, jugée le 22 novembre 2023 (Cass. com., 22 nov. 2023, n° 22-16.362) où des actionnaires minoritaires ont refusé d’approuver une opération de restructuration consistant en un coup d’accordéon (réduction de capital à zéro puis augmentation de capital) dans le cadre d’un plan de redressement judiciaire. La société Fort Royal, en redressement judiciaire depuis 2019, avait adopté un plan de redressement en mai 2020. Ce plan prévoyait une réduction de capital suivie d’une augmentation de capital en faveur d’un nouvel investisseur, Roi Soleil Holding. Cependant, lors de l’assemblée générale de décembre 2020, les actionnaires minoritaires ont rejeté ces résolutions, mettant en péril la mise en œuvre du plan de redressement et donc la survie de la société. Cette opposition constituait un trouble manifestement illicite qu’il convenait de faire cesser. La société a donc assigné en référé les actionnaires afin de solliciter la désignation d’un mandataire ad hoc pour voter à la place des opposants, afin de faire aboutir l’opération et préserver la viabilité de la société. L’arrêt montre comment le juge peut intervenir pour autoriser ce type de procédure, tout en soulignant que l’opposition des minoritaires tendait à une récupération de leurs actifs, dans leur intérêt exclusif, et non au redressement de la société.
Cet arrêt est particulièrement éclairant sur plusieurs points : d’abord, il confirme que dans le cadre d’une procédure collective, un mandataire ad hoc peut être désigné pour faire face à l’obstruction des minoritaires. Toutefois, la Cour précise que ses pouvoirs restent limités, notamment en ce qui concerne l’opération de réduction et d’augmentation du capital. Ensuite, la Cour valide la démarche de la société, arguant que l’opération de restructuration répondait à l’intérêt social et que le refus des actionnaires minoritaires était motivé par des intérêts personnels.
La gestion de l’abus de minorité dans le cadre des procédures collectives soulève des questions complexes, notamment en ce qui concerne la limite des droits des minoritaires. Si ces derniers ont un droit fondamental à défendre leurs intérêts dans le cadre des décisions sociales, ce droit peut être limité lorsque leur opposition met en péril la survie même de la société. La décision de désigner un mandataire ad hoc, bien qu’utile pour éviter la paralysie de la société, interroge sur la manière dont les juges peuvent se prononcer sur des actes qui, à première vue, relèveraient de la volonté des actionnaires mais qui, en réalité, sont contraires à l’intérêt social.
Les pouvoirs d’un mandataire ad hoc, bien que réels, demeurent limités en pratique. En particulier, il ne dispose pas des prérogatives des mécanismes prévus par les articles L. 631-9-1 et L. 626-3 du code de commerce, qui permettent d’agir contre les obstacles posés par des actionnaires minoritaires dans le cadre d’une procédure collective. Cependant, ces instruments anti-obstruction ne peuvent être appliqués qu’avant l’adoption du plan de sauvegarde. En l’espèce, le plan avait déjà été adopté avant la tenue de l’assemblée générale qui devait autoriser la mise en œuvre des mesures de restructuration, rendant ces mécanismes inapplicables à ce stade. Face à cette situation, où le droit des entreprises en difficulté ne disposait plus de moyens pour surmonter l’obstruction des minoritaires, la théorie de l’abus de minorité en droit des sociétés a été mobilisée. Il en ressort que, dans des situations où le droit des entreprises en difficulté se révèle insuffisant, le droit des sociétés peut venir en renfort pour assurer la restructuration de la société. L’abus de minorité apparaît alors comme un recours précieux.
Sasha GUYONVARCH – étudiante en Master 2 Droit des affaires et fiscalité