- L’opération de fusion
La fusion est une opération de restructuration du droit des sociétés, régie par les articles L. 236-1 et suivants du code de commerce. Par une fusion, une ou plusieurs sociétés transmettent leur patrimoine à une autre société (fusion-absorption) ou à une nouvelle société constituée pour l’occasion (fusion-création).
La fusion a pour effet d’entraîner la dissolution des sociétés absorbées. Toutefois, contrairement à la solution classique de l’article 1844-8 du code civil, cette dissolution n’entraîne pas la liquidation de la société, mais le transfert universel de son patrimoine aux sociétés bénéficiaires, dans l’état auquel il se trouve à la date définitive de réalisation de l’opération (c. com., art. L. 236-3, I).
- La responsabilité pénale des personnes morales
« Je n’ai jamais déjeuné avec une personne morale » disait Gaston Jèze et « Moi non plus, mais je l’ai souvent vue payer l’addition » disait Jean-Claude Soyer. En effet, la personne morale n’est qu’une entité juridique, elle n’a pas d’existence physique, de sorte qu’elle ne saurait faire l’objet d’une peine d’emprisonnement, contrairement à une personne physique. Toutefois, depuis l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, le 1er mars 1994, « les personnes morales, à l’exclusion de l’État, sont responsables pénalement, (…) des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants » (c. pén., art. 121-2, al. 1er). Depuis la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004, la responsabilité pénale d’une personne morale peut être engagée quelle que soit l’infraction, sauf disposition contraire.
S’agissant des peines, une personne morale encourt une peine d’amende ou, en matière délictuelle, une peine de sanction-réparation (c. pén., art. 131-37). Le montant maximal de l’amende est porté au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques (c. pén., art. 131-38, al. 1er). Lorsque la personne morale est condamnée en raison d’un crime pour lequel aucune amende n’est prévue à l’encontre des personnes physiques, l’amende est d’un montant de 1 000 000 d’euros (c. pén., art. 131-38, al. 2). Par ailleurs, une personne morale peut, lorsque la loi le prévoit, faire l’objet de peines complémentaires, comme l’interdiction d’exercer une activité professionnelle ou la dissolution (c. pén., art. 131-39).
- Le principe de personnalité des peines
Le principe de la personnalité des peines repose sur deux composantes essentielles : le principe de la responsabilité personnelle et celui de la personnalité des peines au sens strict (1). La première, consacrée par l’article 121-1 du code pénal, affirme que nul ne peut être tenu responsable pénalement que de son propre fait. Quant à la seconde, elle implique qu’une peine ne peut être exécutée que par l’auteur de l’infraction, et trouve son fondement dans le principe de la présomption d’innocence (2). Ce principe de présomption d’innocence signifie que toute personne est considérée comme innocente tant que sa culpabilité n’a pas été légalement établie par une décision de justice définitive. Il impose aux autorités judiciaires de respecter les droits de la défense et d’éviter toute sanction prématurée avant un jugement.
Sur le fondement de ce principe, la Cour de cassation refusait traditionnellement d’étendre la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante (3). Cette interprétation de l’article 121-1 du code pénal repose sur l’idée que la fusion, en entraînant la dissolution de la société absorbée, met fin à sa personnalité juridique et éteint l’action publique conformément à l’article 6 du code de procédure pénale. Dès lors, la société absorbante, en tant que personne morale distincte, ne peut être poursuivie pour les infractions commises par la société absorbée.
La chambre criminelle de la Cour de cassation a toutefois opéré un revirement majeur, par un arrêt du 25 novembre 2020 (4), dont la solution est étendue par un arrêt du 22 mai 2024 (5). La chambre criminelle consacre le transfert de la responsabilité pénale en cas de fusion (I), dont il convient d’étudier les implications et les limites (II).
I. Une consécration jurisprudentielle du transfert de responsabilité pénale en cas de fusion
En application du droit européen, la Cour de cassation a consacré le transfert de la responsabilité pénale dans le cadre des sociétés par actions (A), avant d’étendre ce principe aux SARL (B).
A. L’évolution jurisprudentielle de l’arrêt du 25 novembre 2020
La chambre criminelle restait attachée au principe de personnalité des peines, en contradiction avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) (6) et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (7). En effet, la CJUE avait reconnu la possibilité d’infliger une amende à la société absorbante pour des infractions au code du travail portugais commises par la société absorbée avant la fusion, tandis que la CEDH avait estimé que l’application d’une amende civile, relevant du volet pénal de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, à une société absorbante pour des pratiques anticoncurrentielles de l’absorbée avant la fusion ne viole pas le principe de personnalité des peines.
D’autres divergences marquaient également l’état du droit en la matière. Une incohérence résidait dans la divergence entre les juridictions de l’ordre judiciaire et celles de l’ordre administratif. En effet, le Conseil d’État admet que des sanctions pécuniaires puissent être infligées à la société absorbante pour des infractions commises avant la fusion par la société absorbée, notamment en matière fiscale (8) et de régulation des marchés financiers (9).
L’arrêt du 25 novembre 2020 met fin à ces divergences en admettant le transfert de la responsabilité pénale de l’absorbée à l’absorbante. En l’espèce, à la suite de l’incendie de ses entrepôts le 28 janvier 2002, la société Intradis a été convoquée devant le tribunal correctionnel pour destruction involontaire par incendie en raison d’un manquement à une obligation de sécurité. Avant l’audience, elle avait été absorbée, avec sa société mère Recall France, par la société Iron Mountain lors d’une fusion-absorption le 31 mars 2017. Les parties civiles ont alors cité Iron Mountain à comparaître.
Pour la Cour, ce transfert ne concerne que les peines d’amende ou de confiscation. Cela peut s’expliquer par le fait qu’une condamnation à une peine d’amende ou de confiscation est une dette, figurant au passif de la société absorbée. Or, la fusion entraîne la transmission universelle du patrimoine, c’est-à-dire, la transmission de l’actif et du passif de la société absorbée à la société absorbante. Ainsi, il ne peut être prononcé à l’encontre de l’absorbante une peine de dissolution ou d’interdiction d’exercice. Toutefois, cette limitation s’efface en cas de fraude à la loi, lorsque la fusion-absorption a été réalisée dans le but de soustraire la société absorbée à la répression pénale. Dans une telle situation, toute sanction pénale, y compris la dissolution, peut être prononcée.
Ce revirement ne s’applique qu’à l’égard des sociétés relevant du champ d’application de la directive n° 78/855/CEE du 9 octobre 1978 (ci-après directive Fusion), à savoir les sociétés par actions. Toutefois, en cas de fraude à la loi, la solution peut être appliquée à une société ne relevant pas de ladite directive, telle qu’une SARL.
La fraude à la loi constitue également une exception s’agissant de l’application dans le temps de ce revirement. En effet, la Cour précise que pour des raisons de sécurité juridique, la décision ne s’applique qu’aux fusions postérieures à la date de l’arrêt, sauf fraude à la loi.
B. L’extension du principe aux SARL par l’arrêt du 22 mai 2024
L’arrêt du 22 mai 2024 marque une évolution majeure en consacrant la transmission de la responsabilité pénale aux fusions impliquant des SARL, alors que cette possibilité était jusqu’alors réservée aux sociétés relevant de la directive Fusion. Cette extension s’appuie sur un raisonnement distinct de celui adopté en 2020, en abandonnant toute référence au droit européen et en privilégiant une approche fondée sur le droit interne.
La chambre criminelle justifie ainsi sa décision en s’appuyant sur les articles L. 236-3 du code de commerce et L. 1224-1 du code du travail, qui établissent le principe de transmission universelle du patrimoine en cas de fusion. Elle considère que la continuité économique et fonctionnelle entre la société absorbée et la société absorbante conduit à ne pas les distinguer juridiquement, permettant ainsi de transférer la responsabilité pénale de l’absorbée à l’absorbante. Ce raisonnement, bien que cohérent avec une logique de transmission patrimoniale, s’éloigne du principe de personnalité des peines et entraîne un élargissement significatif du champ d’application du transfert de responsabilité pénale.
L’une des principales innovations de cet arrêt réside dans l’abandon du critère de fraude à la loi comme condition du transfert de responsabilité pénale aux SARL. Jusqu’ici, lorsqu’une fusion concernait une société ne relevant pas de la directive Fusion, la Cour de cassation exigeait que la fraude soit établie pour admettre la transmission du passif pénal. Désormais, la seule réalisation d’une fusion-absorption suffit à justifier cette transmission, même en l’absence de toute intention frauduleuse. Cette évolution a pour conséquence d’uniformiser le régime applicable aux fusions, en ne distinguant plus les sociétés selon leur forme sociale ni selon l’intention ayant présidé à l’opération.
En définitive, l’arrêt du 22 mai 2024 opère un changement de paradigme en rendant le transfert de responsabilité pénale applicable à toutes les fusions, indépendamment de la forme sociale des sociétés concernées et sans qu’il soit nécessaire d’établir une fraude. S’il permet une simplification du régime applicable, il soulève également des doutes quant à sa compatibilité avec les principes fondamentaux du droit pénal, notamment en matière de personnalité des peines et de prévisibilité juridique.
II. Les implications et limites de cette évolution jurisprudentielle
A. Une extension du transfert de responsabilité pénale aux conséquences incertaines
L’arrêt du 22 mai 2024 marque un tournant en élargissant la transmission de la responsabilité pénale aux fusions impliquant des SARL, rompant ainsi avec la logique initialement posée en 2020, qui limitait ce mécanisme aux sociétés relevant de la directive Fusion. Cette extension soulève cependant de nombreuses interrogations.
D’une part, elle remet en cause le principe fondamental de personnalité des peines, consacré par l’article 121-1 du code pénal, en permettant qu’une société absorbante soit condamnée pour des infractions commises par une entité juridiquement distincte avant la fusion. Cette approche repose sur la notion de continuité économique et fonctionnelle, selon laquelle la société absorbante poursuit l’activité de l’absorbée et en assume donc les conséquences pénales.
D’autre part, cette évolution pourrait s’étendre à d’autres formes sociales et opérations, notamment les scissions et les dissolutions-confusions, ce qui pose la question du périmètre exact de la transmission de la responsabilité pénale. En l’absence de précisions jurisprudentielles, l’application de cette logique aux sociétés civiles ou aux sociétés de personnes reste incertaine, notamment en raison de la responsabilité illimitée des associés.
B. Une application dans le temps contestée
L’arrêt du 22 mai 2024 suscite également des critiques quant à son application dans le temps. En affirmant que la transmission du passif pénal aux SARL était « raisonnablement prévisible » depuis l’arrêt du 25 novembre 2020, la Cour de cassation justifie l’application de cette solution aux fusions conclues après cette date. Pourtant, cette affirmation apparaît discutable, dans la mesure où l’arrêt de 2020 se limitait expressément aux sociétés relevant de la directive Fusion.
Cette position institue une véritable rétroactivité de la décision, qui risque de heurter le principe de prévisibilité juridique découlant de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, si la jurisprudence de 2020 exclut clairement les SARL du champ d’application de la transmission de la responsabilité pénale, les acteurs économiques pouvaient légitimement penser que ce principe ne leur était pas applicable. L’argument selon lequel cette extension était anticipable semble donc contestable.
Enfin, en abandonnant la nécessité de caractériser une fraude à la loi pour justifier la transmission du passif pénal aux SARL, la Cour de cassation modifie profondément le raisonnement qu’elle avait adopté en 2020. Alors que la fraude était jusqu’ici un critère essentiel pour permettre la condamnation d’une société absorbante hors du champ de la directive Fusion, elle disparaît ici au profit d’un raisonnement purement objectif, fondé sur la simple réalisation d’une fusion-absorption. Cette évolution, bien que facilitant la mise en œuvre de la responsabilité pénale des personnes morales, affaiblit les garanties entourant le principe de personnalité des peines et accroît l’incertitude juridique pour les sociétés concernées.
Kévin CHABÉ – étudiant en Master 2 Droit des affaires et fiscalité
Notes de bas de page :
1. P. Serlooten, Principe de la personnalité des peines et personnes morales, BJS mars 2010, p. 306.
2. Cons. const., 2 déc. 1976, n° 76-70 DC ; Cons. const., 16 juin 1999, n° 99-411 DC.
3. V. en ce sens Cass. crim., 25 oct. 2016, n° 16-80.366 : Bull. crim., n° 275.
4. Cass. crim., 25 nov. 2020, n° 18-86.955 : RTD com. 2020, p. 961, obs. L. Saenko.
5. Cass. crim., 22 mai 2024, n° 23-83.180 : BJS oct. 2024, p. 29, note A. Couret.
6. CJUE, 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condições de Trabalho, C-343/13.
7. CEDH, 1er oct. 2019, n° 37858/14, Carrefour : BJS déc. 2019, p. 29, note A. Reygrobellet.
8. CE, avis, 4 déc. 2009, n° 329173, Sté Rueil Sport : JCP 2010, 233, spéc. n° 3, obs. F. Deboissy et G. Wicker.
9. CE, 22 nov. 2000, n° 207697 : D. 2001, p. 1609, note A. Reygrobellet.