L’usage de drones pour surveiller les manifestations : entre sécurité publique et libertés fondamentales

Le droit de manifester constitue une composante essentielle de la vie démocratique. Bien que ce droit ne soit pas explicitement consacré par la Constitution de 1958, il est rattaché à la liberté d’expression des idées et des opinions, garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. La Cour de cassation définit le droit de manifester comme un rassemblement sur la voie publique dans le but d’exprimer une opinion commune[1], le distinguant de l’attroupement qui suppose une intention de troubler l’ordre public. Ce rappel montre que la manifestation, en principe pacifique, bénéficie d’une protection juridique forte. Pourtant, l’essor des technologies de surveillance, et en particulier l’usage des drones, interroge quant à la conciliation entre la liberté de manifester et les exigences de sécurité publique

L’actualité récente, avec le mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre 2025, illustre cette tension. Plusieurs préfectures ont autorisé le recours à des drones pour surveiller les cortèges, une mesure validée par les juridictions administratives[2]. Si ces dispositifs permettent d’assurer la sécurité, ils font craindre une forme de surveillance dissuasive susceptible d’altérer l’exercice de la liberté de manifester. 

Cette veille propose d’examiner, dans un premier temps, le cadre légal et réglementaire de l’usage des drones par les forces de l’ordre (I), puis d’analyser leur emploi concret lors du mouvement Bloquons tout (II), avant de mettre en lumière les enjeux constitutionnels et européens liés à la protection de la liberté de manifester (III).

I. Le cadre légal et réglementaire des drones de surveillance

L’usage de drones par les forces de l’ordre a été légalisé par la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure (RPSI). Codifié à l’article L. 242-5 du Code de la sécurité intérieure, ce dispositif autorise la captation, l’enregistrement et la transmission d’images par aéronefs, sous réserve d’un encadrement strict. Le Conseil constitutionnel a validé et consolidé ce texte le 20 janvier 2022, tout en rappelant la nécessité de respecter le principe de proportionnalité ainsi que l’exigence de réponse « aux objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions. » [3].

Par la suite, le décret du 19 avril 2023 a précisé les conditions pratiques d’utilisation : 

  • finalités limitées aux missions de sécurité publique, 
  • autorisation préfectorale motivée, 
  • durée de conservation limitée à sept jours, 
  • interdiction de la reconnaissance faciale et de la captation sonore. 

Aussi, dans une note d’information, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a insisté sur le caractère exceptionnel et transparent de ces dispositifs[4]. Toutefois, il convient de rappeler que dans certains cas, la conservation peut aller jusqu’à trente jours lorsqu’une procédure judiciaire est ouverte, mais que les droits d’accès et de rectification doivent être garantis[5].

La jurisprudence du Conseil d’État témoigne de l’évolution de ce cadre. En effet, en 2020, il avait censuré l’usage de drones pour la surveillance des règles sanitaires en l’absence de base légale (CE, ord., 18 mai 2020). Par ailleurs, il considère aussi que les garanties prévues sont suffisantes (CE, ord., 24 mai 2023). Enfin, le Conseil d’État souligne que ces mesures ne permettent ni le son, ni la reconnaissance faciale, ni le croisement avec d’autres fichiers[6]. Il n’en demeure pas moins que ce cadre suscite des interrogations sur sa mise en œuvre concrète.

II. Le mouvement « Bloquons tout » : un exemple d’actualité

L’exemple du mouvement « Bloquons tout » illustre cette tension entre sécurité publique et libertés individuelles. Face à la crainte de débordements lors de rassemblements non déclarés, les préfectures ont autorisé un usage “massif”[7] de drones afin de surveiller les cortèges. Saisi en référé par le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la magistrature et une association de défense des libertés, le tribunal administratif de Rouen a refusé de suspendre les arrêtés préfectoraux. A la lumière de l’ordonnance rendue par la juge des référés, la mesure répondait à un objectif de sécurité publique, compte tenu du risque de rassemblements non déclarés et de débordements violents. La décision souligne que les arrêtés limitaient le survol aux seules zones de manifestation, sur des plages horaires restreintes, et imposaient l’effacement rapide des images[8].


Au-delà de Rouen, l’autorisation de drones a concerné plusieurs autres préfectures, confirmant une tendance à la normalisation de leur usage lors des grands mouvements sociaux. Les autorités invoquent la prévention des violences et la gestion des rassemblements imprévus pour justifier le recours à cette technologie. Les opposants dénoncent au contraire une atteinte disproportionnée à la liberté de manifester et une forme de surveillance de masse.

III. Les enjeux constitutionnels et européens

La liberté de manifester n’a pas de valeur constitutionnelle autonome, mais elle est rattachée à la liberté d’expression collective. Le Conseil constitutionnel l’a reconnue comme telle dans plusieurs décisions (décision n° 94-352 du 18 janvier 1995 ou encore décision n° 2019-780 du 4 avril 2019). Le juge administratif, quant à lui, veille à ce que les restrictions soient strictement proportionnées. Depuis l’arrêt Benjamin (CE, 19 mai 1933), il rappelle que toute mesure de police doit être nécessaire, adaptée et proportionnée. Ainsi, les interdictions générales et absolues sont proscrites (CE, 12 nov. 1997). Dans des affaires récentes, notamment concernant les manifestations pro-palestiniennes, le Conseil d’État a exigé un examen au cas par cas, refusant toute interdiction systématique. Ainsi, dans une ordonnance du 18 octobre 2023 (Comité Action Palestine, n° 489974), il a jugé que les préfets ne pouvaient pas interdire toutes les manifestations en soutien à la Palestine de manière générale, mais devaient apprécier chaque situation en fonction des risques concrets de troubles à l’ordre public.

Cette logique de proportionnalité s’applique pleinement aux drones : leur usage ne doit pas constituer une interdiction « de fait » de manifester. Or, la surveillance généralisée et préventive pourrait être jugée disproportionnée par la Cour européenne des droits de l’homme au regard des articles 8 (vie privée) et 11 (réunion pacifique) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme

et des libertés fondamentales. Dans l’arrêt Zakharov c. Russie en 2015, la CEDH a condamné un système de surveillance massive, faute de garanties suffisantes. À cela s’ajoutent les craintes exprimées par la CNIL et des journalistes, qui pointent le risque de voir les drones ouvrir la voie à une banalisation de la vidéosurveillance algorithmique.

Ainsi, l’enjeu est de trouver un équilibre et de concilier l’utilisation d’un outil technologique de sécurité avec la nécessité de préserver une liberté essentielle

Si le cadre légal et jurisprudentiel semble aujourd’hui garantir un certain équilibre, la généralisation de ces pratiques comporte un risque de banalisation de la surveillance. Le juge administratif reste le garant de cet équilibre, en exerçant un contrôle de proportionnalité sur les décisions préfectorales. À l’avenir, il conviendra de renforcer les garanties extérieures, qu’elles soient judiciaires, administratives ou parlementaires, afin que la liberté de manifester ne devienne pas une liberté théorique, affaiblie par la technologie.

Noé Lemoine Baron – étudiant en M1 Droit Public, Métiers des contentieux Publics et du Droit Public Général


[1] Crim. 9 février 2016, n°14-82.234

[2] « Des drones massivement autorisés par les préfectures de police pour surveiller les manifestations du mouvement Bloquons tout du 10 septembre », Article de Franceinfo, 2025

[3] Décision n°2021-834 DC du 20 janvier 2022 – Communiqué de presse

[4] CNIL, « Drones et protection des données personnelles », note d’information, 05 juin 2025

[5] Vie-publique.fr, « Usage de drones par les forces de l’ordre : quelles sont les règles ? »

[6] Extrait de Radio France, « Les drones de la police vont pouvoir filmer plus facilement les manifestations », Franceinfo, sept. 2025.

[7]« Des drones massivement autorisés par les préfectures de police pour surveiller les manifestations du mouvement Bloquons tout du 10 septembre », Article de Franceinfo, 2025

[8] TA Rouen, ord. réf., 10 sept. 2025

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *