Comment le marché de l’art facilite-t-il le commerce frauduleux des organisations criminelles ? Le cas du blanchiment d’argent.

Le blanchiment commun est défini à l’article 324-1 du Code pénal comme étant le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’une infraction, ou d’apporter son concours à une opération de placement, dissimulation ou conversion du produit direct ou indirect d’une infraction. 

D’après le dictionnaire Le Robert, le blanchiment d’argent désigne plus particulièrement « l’action de dissimuler l’origine illicite d’argent acquis par des activités criminelles, en le convertissant en source légitime ». L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime d’ailleurs que le montant des fonds blanchis à travers le monde en un an représente entre 2 et 5% du PIB mondial, soit entre 2200 milliards et 5500 milliards de dollars américains. Ce phénomène s’inscrit notamment dans l’utilisation frauduleuse du marché de l’art par les organisations criminelles. Celles-ci achètent des œuvres avec de l’argent sale pour les revendre légalement, ce qui leur permet de réinjecter leurs fonds désormais « blanchis » dans l’économie légale. D’après l’UNESCO, « le marché de l’art est la troisième source de financement du terrorisme après les armes et la drogue ».

Plusieurs facteurs expliquent cette vulnérabilité. La fiscaliste Virginie Heem et l’expert David G. Hotte analysent d’ailleurs dans leur ouvrage « La Lutte contre le blanchiment de capitaux » que « le commerce des œuvres d’art est l’un des moins contrôlables qui soit. L’identification des objets est particulièrement délicate ; la valeur d’un objet est souvent subjective, donc difficile à déterminer. Les sommes en jeu sont considérables. Les opérations de blanchiment et de fraudes fiscales sont courantes et peuvent avoir pour conséquence une hausse soudaine et parfois inexpliquée des prix du marché ».

Le marché de l’art se caractérise ici par une grande opacité. L’anonymat et la confidentialité qui entourent les transactions, notamment lors des ventes aux enchères, rendent difficile l’identification des acteurs et la vérification de l’origine des fonds utilisés. De plus, les galeries et maisons de vente ne sont pas toujours soumises aux mêmes obligations de contrôle que les institutions financières. Enfin, le marché de l’art demeure un milieu à la fois flou et subjectif, où la valeur des œuvres repose largement sur la reconnaissance symbolique qu’on leur accorde, en l’absence d’une véritable expertise universelle.

Le secteur de l’art apparaît ainsi particulièrement exposé aux risques LCB-FT (liés aux lignes directrices du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme). Il présente de nombreuses vulnérabilités propices au blanchiment : la fréquence élevée des paiements en espèces, la volatilité et la subjectivité des prix de vente, le développement des ventes à distance et l’utilisation des ports francs. Le marché de l’art représente ainsi le terrain de jeu idéal pour le commerce illégal.

Différentes méthodes découlant directement du blanchiment d’argent sont mises en œuvre par les organisations criminelles pour dissimuler l’origine illicite de leurs fonds.

Parmi ces procédés figure la fausse facture, qui consiste à simuler une transaction commerciale afin de justifier le transfert de sommes d’argent destinées à être blanchies. On retrouve également la fausse enchère, dans laquelle un trafiquant met en vente une œuvre d’art et fournit à ses complices les fonds nécessaires pour l’acquérir. Une fois la vente conclue, le vendeur reçoit un paiement « propre » provenant d’une source officielle, tandis que le complice lui restitue ensuite l’œuvre en échange d’une commission.

D’autres techniques reposent sur de véritables transactions, mais à des prix artificiellement gonflés, permettant ainsi de blanchir des fonds sous couvert d’une simple variation de valeur du marché.
Des échanges internationaux d’œuvres d’art peuvent aussi être organisés, offrant la possibilité de revendre légalement une pièce tout en dissimulant son origine réelle.

Par ailleurs, certaines œuvres sont utilisées comme garanties ou collatéraux afin d’obtenir des prêts bancaires ou des financements, leur valeur étant volontairement surévaluée. Enfin, il arrive que des donations à des musées ou galeries soient effectuées sur la base d’estimations excessives : cette stratégie permet aux donateurs non seulement de bénéficier d’avantages fiscaux, mais également de blanchir une partie de leurs capitaux.

La part que représentent les bénéfices de ces méthodes frauduleuses représenterait 6 milliards de dollars par an au syndicat du crime d’après l’Association for Research into Crimes against Art.

A côté de ce blanchiment d’argent on trouve aussi le blanchiment d’œuvre d’art, ou encore le trafic illicite de biens culturels, d’autres commerces permettant de profiter d’une hausse de la demande et du marché international. Ici, il s’agit pour ces organisations de blanchir la provenance des œuvres suite à un quelconque pillage. On parle parfois de stratégie de « l’empilement » où l’objectif est de semer le doute en exportant, important et en vendant illégalement des objets patrimoniaux pour masquer leur origine criminelle. Ces objets, souvent renommés en « antiquités de sang », sont souvent issus de fouilles clandestines ou de pillages dans des zones de conflit. En l’occurrence, il s’agit la plupart du temps d’achats et de ventes d’œuvres par des petites galeries dans le besoin qui ferment les yeux sur leur origine pour enrichir leur collection.

C’est l’exemple parfait du sarcophage pillé au musée du Caire pendant la révolution égyptienne de 2011. Il s’agit du corps momifié d’un haut-gradé et prêtre du dieu à tête de bélier Heryshef du Ier siècle avant JC, le prêtre Nedjemankh. Il a été acheminé via les Emirats Arabes Unis vers l’Allemagne dans la galerie Dionysos de Hambourg où Roben Dib, directeur de celle-ci, a restauré et fourni à ce sarcophage de fausses licences d’exportations. Ce sarcophage a ensuite été acquis par le Metropolitan Museum of Art en 2017 pour une valeur de 3,5 millions d’euros à Paris avant d’en retrouver la provenance en 2019.

Pour citer un cas français on peut s’intéresser au Modigliani volé en France et transporté illégalement dans plusieurs pays. Estimée à 25 millions d’euros, l’œuvre a ensuite été découverte et saisie à Genève en 2016.

Ce type de blanchiment concerne plus particulièrement les groupes djihadistes se servant du pillage de biens culturels comme moyen de financement et comme stratégie de domination et de terreur en régnant sur les populations locales. De nombreuses enquêtes ont eu lieu à ce sujet. On peut citer le reportage de 2010 « Trafic d’art : trésor de guerre des terroristes » produit par TAC presse, l’émission Complément d’enquête dans sa diffusion « Financement du terrorisme par le trafic d’art : des « antiquités de sang » seraient en vente sur internet » de 2020 mais a également fait l’objet d’un groupe d’études géopolitiques « Vaincre le terrorisme et sauver l’art : même combat » initié par Eli Cavigneaux un an plus tard.

Le trafic de biens culturels représente ainsi un problème mondial, il est en plein essor. Évalué en 2019 pour les ventes aux enchères publiques à 26 milliards d’euros pour le secteur « Art et objets de collection », ce marché parallèle représenterait ainsi près de 10% du commerce global de l’art. 

La question de la lutte et des mécanismes mis en place demeure. On est face à un problème d’encadrement du marché de l’art si bien que certains se posent la question de son devenir. Le Quotidien USA Today se demande même justement si « L’art est-il devenu une entreprise criminelle ? » en 2014. C’est à différentes échelles que l’on peut observer une volonté de changement.

D’abord, au niveau international, la Convention de l’UNESCO de 1970 et la Convention UNIDROIT de 1995 ont posé les bases d’une coopération internationale. Cependant, malgré la nature internationale de ces infractions, l’application de ces conventions reste inégale selon les pays. Certes, le blanchiment est passible de peines de prison partout, mais la Commission européenne a voté une loi demandant aux galeries de mentionner tout achat d’une œuvre dépassant les 7 500€ en espèces et toute transaction douteuse. L’application à l’échelle des pays n’est pas la même. Par exemple, les Etats-Unis exigent de signaler toute transaction en espèces dès 10 000 dollars mais en Chine cette limite au paiement en espèces n’existe pas alors-même que 30 à 50% des ventes d’art s’apparentent là-bas à du blanchiment.

Au niveau européen, l’Union Européenne a inclus le marché de l’art dans sa directive anti-blanchiment en 2020 exigeant aux acteurs du secteur de vérifier l’identité des acheteurs et vendeurs pour des transactions au-delà de 10 000€. Les galeries et maisons de vente sont également encouragées à établir des procédures de vérification des clients mais aussi à rechercher la provenance des œuvres et des fonds utilisés pour leur achat. On parle des processus KYC « Know Your Customer » utilisés dans les entreprises pour s’assurer de la conformité des clients face aux législations anti-corruption. Ainsi, un devoir de diligence et de vérification est imposé en la matière. En France la Cour de cassation a jugé dans un arrêt délivré par la Chambre criminelle du 1er février 2005 qu’un galeriste doit vérifier l’origine et l’authenticité des œuvres avant acquisition.

l’échelle nationale, dans le secteur « Art et objets de collection » la France occupe la 4ème place du marché mondial de l’art. Des mesures ont ainsi été prises. Est concernée la Tracfin, l’organisation du Traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins. Fondée en 1990, elle vise justement à lutter contre le blanchiment d’argent. Cette dernière a mis en place, conjointement avec l’ACPR (l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution), des lignes directrices à ce sujet, les LCB-FT. Ces lignes constituent un document de nature explicative qui vise ici à expliciter la réglementation, les textes en vigueur et reprennent la législation internationale, européenne et française. Elles permettent ainsi d’éclairer les acteurs du marché de l’art dans la mise en œuvre de leurs obligations. Le Conseil des maisons de vente a par ailleurs constitué un guide d’application des obligations LCB-FT aux maisons de vente. Ainsi, est attendue d’une maison de vente : « une action de réflexion globale, d’organisation et de structuration interne permettant une action quotidienne d’obtention, de collecte et d’analyse des renseignements de ses clients dépassant les seuils légaux et d’actualisation de ces informations, et le cas échéant, une action de déclaration de son soupçon à Tracfin ».

En effet, d’après le Code monétaire et financier, dans son article L.561-2-10°, les marchands d’art et d’antiquités sont assujettis aux obligations de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Ces professionnels sont ici pleinement intégrés dans le dispositif LCB-FT. On retrouve parmi eux l’antiquaire, le brocanteur, le négociant en œuvre d’art et antiquités (l’intermédiaire), les entrepositaires dans les ports francs et les zones franches et la galerie d’art.

En novembre 2015, le ministère des Finances a lancé un appel à vigilance s’inscrivant dans le cadre du dispositif européen de lutte contre Daesh à l’attention des professionnels du secteur afin de leur rappeler leur obligation de vigilance face au commerce d’œuvres d’art. On a également une formation mise en place pour les policiers et les magistrats spécialisés comme la brigade de répression du banditisme en France pour lutter contre ces crimes.

En fin de compte, le marché de l’art représente un terrain idéal pour l’entreprise criminelle dans sa quête de financement. Les différentes méthodes utilisées et l’évolution constante de ce marché rendent ce terrain fertile difficile à réglementer et encadrer en pratique. Malgré des affaires jugées pour en faire des exemples dissuasifs comme l’affaire Helly Nahmad en 2014 et l’affaire des biens mal acquis en 2009, les estimations révèlent néanmoins un danger bien plus grand. Andrea F. G. Raschèr, expert sur les questions légales relatives à la culture et à l’art et responsable pendant dix ans de l’unité Droit et affaires internationales de l’Office fédéral de la culture dit notamment à ce sujet qu’ « On entend rarement parler de blanchiment d’argent par le biais du marché de l’art et pourtant, les cas sont sûrement fréquents, car ce marché offre aux blanchisseurs de nombreuses possibilités ».

Emeline ROULLAIS, Master 2 Droit du Patrimoine et des Activités Culturelles

Bibliographie :

  1. www.légifrance.fr ;
  2. www.dalloz.fr
  3. www.economie.gouv.fr
  4. www.douane.gouv.fr : Lignes directrices conjointes entre la DGDDI et Tracfin relatives à la mise en oeuvre, par les personnes qui négocient des oeuvres d’art et des antiquités ou intermédiaires dans le commerce des oeuvres d’art et d’antiquités
  5. Blanchiment : la part d’ombre du marché de l’art | Les Echos
  6. Art et blanchiment d’argent | Cairn.info
  7. Pillage de biens culturels : quand l’art finance le terrorisme – Portail de l’IE
  8. La criminalité artistique : quand l’art devient le théâtre du délit – Institut national
  9. L’art est-il un moyen de blanchir de l’argent ?
  10. L’argent sale : le blanchiment d’argent dans le marché …
  11. Après la drogue et les armes, le trafic d’art est la source de financement illégale la plus lucrative
  12. L’ACPR et Tracfin mettent à jour les lignes directrices sur la surveillance des opérations et les obligations déclaratives — Le média dédié à la Lutte Contre le Blanchiment et le Financement du Terrorisme
  13. https://conseilmaisonsdevente.fr/sites/default/files/documents/CMV_GUIDE-DAPPLICATION-DES-OBLIGATIONS-DE-LCB-FT-2025.pdf

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