Le calcul des effectifs des entreprises : focus sur l’exclusion de certains salariés du décompte des effectifs

Chaque année, les entreprises doivent effectuer le décompte de leurs effectifs. Ce calcul répond à un enjeu très important puisque le droit du travail impose des règles différentes selon la taille de l’entreprise en se référant à ses effectifs. Par exemple, une entreprise doit mettre en place un comité social et économique à partir du moment où son effectif atteint 11 salariés.

Les modalités de calcul des effectifs diffèrent en fonction de la catégorie de salarié. Effectivement, les salariés titulaires d’un contrat à durée indéterminée à temps plein ainsi que les travailleurs à domicile sont pris en compte intégralement tandis que les salariés en contrat à durée déterminée ne sont pris en compte dans le calcul des effectifs qu’au prorata de leur temps de présence ou de leur temps de travail pour les salariés à temps partiel.

Enfin, les apprentis ainsi que les titulaires de certains contrats aidés comme les contrats de professionnalisation sont exclus du décompte des effectifs c’est-à-dire qu’ils ne seront pas du tout pris en compte dans ce calcul[1].

L’entrée en vigueur d’un tel dispositif marque la volonté du législateur d’intervenir pour faciliter l’insertion professionnelle des personnes considérées comme défavorisées et notamment des jeunes qui entrent sur le marché du travail.

Ces effets de seuil peuvent avoir un effet pervers et dissuader les employeurs d’embaucher pour éviter de dépasser certains seuils. En excluant certains salariés du décompte des effectifs, le législateur fourni une aide juridique aux employeurs en neutralisant le franchissement des seuils, ce qui les incite à embaucher ce type de travailleurs.

Cette disposition du droit du travail a fait l’objet de nombreuses critiques concernant son influence sur les droits des travailleurs qui pourraient se trouver lésés par cette exclusion. C’est pour cette raison que l’application de cet article en droit interne a fait l’objet d’un débat jurisprudentiel important.

Une atteinte au droit à la représentation collective des salariés ?

Comme expliqué précédemment, les effets de seuils ont un impact direct sur les obligations des entreprises. En effet, selon sa taille et notamment son effectif, une entreprise se verra imposer de nouvelles obligations. Celles-ci étant principalement mises en place dans le but de protéger les salariés et de leur conférer des droits, on peut se demander si l’exclusion de certains salariés du calcul des effectifs n’y porterait pas atteinte.

Il s’agit notamment du droit à représentation collective des salariés puisque la mise en place des institutions représentatives du personnel est soumise à une condition d’effectif. Il s’agit par exemple de l’obligation de procéder à l’élection d’un délégué du personnel ou de mettre en place un comité social et économique à partir de 11 salariés. De même, le nombre de représentant du personnel varie également en fonction de la tranche d’effectif.

Cependant, si on exclut certaines catégories de salariés du calcul des effectifs, cela neutralise les effets de seuils et permet à certaines entreprises de rester en deca des seuils, ce qui aura pour effet de priver les employeurs de certaines obligations auxquelles ils devraient normalement être tenus.

Le droit à représentation et à participation des salariés a une valeur constitutionnelle puisqu’il est reconnu par l’alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946. C’est pour cette raison que le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur le sujet suite à sa saisine par la Cour de cassation dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité.

La conformité du droit interne au droit constitutionnel :

Le problème s’était déjà présenté en 2005 lorsque le droit interne prévoyait que les salariés de moins de 26 ans n’étaient pas pris en compte dans le calcul des effectifs. Le conseil constitutionnel a considéré dans sa décision n° 2005-521 du 22 juillet 2005 que cette mesure n’était pas contraire à la Constitution.

Après avoir été saisi d’une QPC, le Conseil constitutionnel a confirmé cette position dans sa décision n° 2011-122 du 29 avril 2011, dans laquelle il a reconnu la constitutionnalité de l’article L 1111-3 du code du travail.

En effet, selon le Conseil constitutionnel, aucun principe constitutionnel n’interdit au législateur de prendre des mesures destinées à venir en aide à des catégories de personnes défavorisées.

En ce qui concerne la neutralisation des effets de seuils, il faut procéder à un arbitrage entre d’une part le droit à la représentation du personnel et d’autre part le droit à l’emploi et l’incitation à recruter certaines catégories de travailleurs. Le Conseil constitutionnel a choisi de prendre parti pour le droit à l’emploi en considérant que par cette exclusion le législateur répond à des fins d’intérêt général puisqu’il améliore l’emploi des jeunes et des personnes en difficulté.

Plus spécifiquement, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la question du respect du principe d’égalité en rappelant que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ».

Concrètement, il autorise les différences de traitement lorsqu’elles sont justifiées par l’intérêt général et qu’elles permettent d’arriver au résultat initialement attendu par le législateur. Ce qui en l’espèce est le cas puisque « le législateur a entendu alléger les contraintes susceptibles de peser sur les entreprises afin de favoriser l’insertion ou le retour de ces personnes sur le marché du travail ».

Concernant l’atteinte au droit à représentation des salariés et plus précisément au droit à participation des salariés dans l’entreprise, le Conseil constitutionnel n’a pas considéré que cette exclusion du calcul des effectifs privait les salariés titulaires de contrats aidés du droit à participation. En effet, cet article ne porte que sur le décompte des effectifs, ce qui « ne leur interdit pas d’être électeur ou éligible au sein des instances représentatives du personnel de l’entreprise dans laquelle ils travaillent ».

La décision du Conseil constitutionnel pourrait être critiquable sur ce point puisqu’en raison de l’exclusion des de ces salariés, certains seuils ne seront pas franchis, ce qui empêchera donc la mise en place d’une institution représentative du personnel dans l’entreprise.

La décision de la CJUE : lapplication du droit interne malgré sa non-conformité au droit européen

Ce droit à représentation collective des salariés est également prévu dans le droit de l’Union Européenne, c’est la raison pour laquelle la Cour de cassation a saisi la Cour de justice de l’Union Européenne d’une question préjudicielle.

Dans son arrêt C-176/12 du 15 janvier 2014, la Cour de Justice de l’Union européenne a établi un raisonnement en 3 étapes.

L’inconventionnalité du droit interne

La Cour de Justice de l’Union européenne a déclaré l’article L 1111-3 du code du travail non conforme au droit de l’Union européenne et notamment à deux dispositions relatives à l’information et à la consultation des travailleurs :

  • La directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002
  • L’article 27 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

L’inopposabilité des dispositions du droit de l’Union européenne

Après avoir déclaré le droit interne non conforme au droit de l’Union européenne, la CJUE a répondu par la négative à la question de savoir si les dispositions européennes étaient opposables dans ce litige.

En effet, pour qu’un justiciable puisse se prévaloir d’une directive, il faut non seulement que ses dispositions soient inconditionnelles et précises mais aussi que l’État se soit abstenu de transposer dans les délais la directive en droit national ou qu’il en ait fait une transposition incorrecte[2].

Ici, les conditions sont remplies puisque la directive définie le cadre des salariés à prendre en compte dans le calcul des effectifs mais le code du travail ne le respecte pas. On pourrait donc considérer que la directive est opposable en droit interne mais nous sommes dans un litige qui oppose exclusivement des particuliers, il ne sera donc pas possible de se prévaloir des dispositions de la directive devant les juridictions françaises pour ce litige.

Concernant l’article 27 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, il est précisé qu’il est applicable « dans les cas et conditions prévus par le droit de l’Union ainsi que par les législations et pratiques nationales ». Ce qui suppose des précisions supplémentaires du droit de l’Union européenne ou du droit interne pour que cet article produise pleinement ses effets.

Cet article ne se suffisant pas à lui-même, il ne peut pas non plus être invoqué en tant que tel dans un litige pour écarter une disposition nationale contraire à une directive européenne.

Même si la norme nationale a été reconnue comme étant contraire au droit de l’Union européenne, elle s’applique puisque les dispositions européennes en la matière sont dépourvues d’effet direct horizontal et ne peuvent donc pas être invoquées dans un litige entre particuliers.

Cette décision peut paraitre surprenante puisqu’en principe, depuis l’arrêt Costa de la CJCE de 1964, le droit de l’Union européenne prime sur le droit interne.

L’existence d’un droit à réparation pour la partie lésée

Dans cette situation, le droit français s’applique alors qu’il est contraire au droit de l’Union européenne. Il pourrait donc paraitre pertinent que l’État français soit sanctionné pour son non-respect des dispositions européennes mais aucune sanction n’est prévue.

Cependant, on ne laisse pas pour autant l’État français appliquer ses dispositions contraires au droit de l’Union européenne en toute impunité puisque l’arrêt Francovich de la CJCE du 19 novembre 1991 pose le principe de la responsabilité de l’État, vis-à-vis des particuliers, pour les dommages découlant du manque de transposition d’une directive, et ce même si la directive n’était pas d’effet direct. Les personnes lésées par l’article L 1111-3 du code du travail pourront donc demander à l’État français la réparation de leur préjudice.

C’est notamment ce qui a été appliqué par le tribunal administratif de Paris dans son jugement n° 1609631/3-1 du 17 juillet 2018.


[1] Article L 1111-3 du code du travail

[2] CJCE C-397/01 du 5 octobre 2004, Pfeiffer

Augustine CHEVALIER

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